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Publié le 21 mai dans LCI
Elles ne peuvent passer inaperçues. La vague de fausses informations et théories en tout genre continue de déferler sur les réseaux sociaux. Mais si ce que l'OMS a baptisé "infodémie" est bien visible, les intérêts sous-jacents derrière ces publications le sont beaucoup moins. Après avoir tenté de décrypter qui étaient les nouveaux complotistes, la question qui se pose donc désormais est celle de savoir qui est la cible de ces messages.
Comme nous l'expliquions ici, ceux qui sont à l'origine de ces récits alternatifs sont finalement toujours les mêmes. Mais qui visent-ils ? Une enquête de la BBC Click et de l'Institute of Strategic Dialogue, s'est penchée sur le sujet. Analysant les données issues de 150.000 publications sur Facebook issues de 38 groupes et pages d'extrême droite, les chercheurs ont identifié cinq thèmes dans le viseur de cette communauté. Si, sans surprise, on y trouve pèle-mêle l'immigration, l'islam, le judaïsme et la communauté LGBT, une catégorie fait une entrée particulièrement remarquée dans les discussions : les élites. Alors que "l'ampleur de l'activité" n'a pas augmenté pour les quatre premières entre janvier et avril, le volume des messages mettant en cause millionnaires, décideurs politiques et médias traditionnels ont littéralement explosé, avec "un pic" lors du confinement.
Au Royaume-uni, plusieurs personnalités sont particulièrement citées, parmi lesquelles les Américains Jeff Bezos ou George Soros. Mais aussi, Bill Gates. Ce dernier est notamment pointé du doigt à cause de ses propos lors d'un discours 2015. Dans cette vidéo, vue désormais plus de 28 millions fois sur YouTube, le cofondateur de Microsoft avance que le plus grand risque pour l'humanité n'est pas une guerre nucléaire mais bien... Un "virus hautement contagieux". Une parole prophétique qui refait surface, devenant dès lors une sorte de preuve incontestable de la participation de l'un des hommes les plus riches au monde à la pandémie.
De quoi provoquer une déferlante de critiques sur le célèbre milliardaire. Et ce jusqu'en France, à l'instar de ce message, plus que confus, de Juliette Binoche sur Instagram. Il apparaît depuis comme une sorte de "poupée vaudou", pour reprendre les termes de Rory Smith, directeur de recherche chez First Draft, auprès de l'AFP. Bill Gates est accusé tour à tour de planifier l'élimination de "15% de la population" avec des vaccins qui seront prétendument obligatoires ou encore de vouloir lui greffer des puces électroniques. Les messages le mettant en cause sont devenus, selon le New York Times, les plus répandus à propos du coronavirus. Zignal Labs, une société d'analyse des médias, a ainsi compté - en anglais - plus de 16.000 messages sur Facebook cette année à propos du milliardaire et du Covid-19, pour près de 900.000 likes ou commentaires. Sur YouTube, les dix vidéos les plus populaires publiées en mars et avril cumulent quant à elles près de cinq millions de vues.
En France, l'outil de mesure d'audience CrowdTangle nous permet d'observer, sur les pages et groupes Facebook publics, une explosion des publications en lien avec Bill Gates depuis la fin mars. Avec un pic début mai à près de 3 millions d'interactions, contre 175.000 à la mi-février.
C'est en suivant ce schéma type que les théoriciens du complot ont pointé du doigt le rôle des élites médicales, celles proches du pouvoir. Aux Etats-Unis, un pseudo-documentaire d'une trentaine de minutes suggère entre autres qu'Anthony Fauci, l'expert de la crise sanitaire à la Maison blanche, aurait conçu lui-même le Covid-19 afin de récolter des milliards de dollars de profits en vendant des vaccins. Mise en ligne le 4 mai avant d'être retirée, la vidéo intitulée "plandemic" a été aimée, commentée ou partagée près de 2,5 millions de fois sur Facebook selon les données de CrowdTangle. Pourtant, la séquence ne se base que sur les propos de la théoricienne anti-vaccin Judy Mikovits. Une ancienne chercheuse en virologie qui affirme également que le port de masques est en fait nocif.
En France aussi nous avons pu observer un déferlement de contre-vérités sur ce qui est décrit comme une caste médicale. L'institut Pasteur, pour ne citer que lui, a été la cible d'une fake news très populaire l'accusant d'avoir créé le coronavirus.
Mais dans l'Hexagone, c'est essentiellement le pouvoir en place qui a eu ce mauvais rôle. Car à défaut de pouvoir invoquer l'immigration tout au long de la crise sanitaire, les militants de l'extrême droite, principaux réseaux de propagation de "l'infodémie", ont "préféré tirer à boulets rouges" contre le gouvernement, comme l'indique un rapport de la fondation Jean-Jaurès. "La rapidité avec laquelle la pandémie s'est propagée sans aucun lien avec les flux migratoires limités observés fin février dernier sur l’île de Lesbos, puis ailleurs en Grèce, a totalement invalidé l'exploitation du thème de l'immigration comme vecteur de maladie", écrit Jean-Yves Camus, directeur de l'Observatoire des radicalités politiques. Ils ont donc rapidement compris le profit qu'ils pourraient tirer "de la critique de leurs gouvernements respectifs dans la gestion de la crise sanitaire."
Résultat, l'exécutif - et Emmanuel Macron en particulier - sont mis en cause car ils suivraient un "plan" prémédité. Le chef de l'Etat est par exemple accusé d'avoir profité de la pandémie pour "supprimer la Cour de justice de la République", ou encore de jouer le jeu de "big pharma" - une théorie selon laquelle toutes les compagnies pharmaceutiques s'organisent avec les autorités à des fins financières - en passant la chloroquine sous ordonnance avant l'arrivée du coronavirus.
La France ne fait pas office d'exception. Le constat est le même partout en Europe. Comme en Allemagne, où la mise en quarantaine d'Angela Merkel a été massivement commentée. Et détournée. Notamment par des militants d'extrême droite qui ont diffusé l'idée selon laquelle la chancelière se cacherait dans un bunker au Paraguay.
Autre exemple en Italie, où les personnalités influentes auraient quant à elles trouvé un antidote secret. Un message sur WhatsApp, énumérant les élus et les joueurs de football guéris, suggérait ainsi qu'ils pourraient avoir reçu un médicament spécial à "effet immédiat". Une idée répandue aussi en France, avec des internautes affirmant que le gouvernement se soigne à l'hydroxychloroquine. Du côté de l'Espagne, c'est Christine Lagarde, présidente de la BCE et ancienne la directrice générale du FMI, qui serait la source de cette pandémie. Son objectif, éradiquer une population "vieillissante", comme le prouverait une citation qui lui est prêtée : "Les personnes âgées vivent trop longtemps et représentent un risque pour l'économie mondiale". Pourtant, il s'avère que c'est surtout le confinement provoqué par la pandémie qui met à mal ce secteur, risquant de faire basculer 60 millions de personnes dans l'extrême pauvreté. Si l'élite économique, médicale ou encore les élus doivent tous faire face à une pandémie historique, ils doivent le faire en gérant la propagation rapide et souvent dangereuse de théories complotistes se diffusant à l'échelle mondiale.