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Publié le 5 février dans Le Figaro
Physique de séducteur mais patience de journaliste investigateur: cette combinaison a sans doute aidé Ronen Bergman, spécialiste des questions de défense, à faire parler les maîtres-espions et les généraux. Il en est sorti 944 pages, dont 100 de notes, qui retracent 110 ans d’actions clandestines au nom du rêve sioniste. Quand son éditeur américain lui a proposé d’écrire ce livre en 2010, Bergman était convaincu qu’il le rendrait un an plus tard. Il lui en a fallu six de plus. «Je me suis vite rendu compte que je voulais des entretiens sourcés, des faits vérifiés et recoupés, et cela m’a pris beaucoup plus de temps.»
Une matière si riche que la chaîne HBO prépare avec l’auteur une série de fiction pour la télévision. «Beaucoup de choses avaient été écrites sur le Mossad, mais c’était approximatif et mal sourcé», nous dit Bergman. Par exemple le film Munich , de Steven Spielberg, qui relate la prise en otage des athlètes pendant les Jeux olympiques de 1972, est de bout en bout «un tissu d’invention, basé sur un livre faux».
Vers la 400e page, le lecteur croit qu’il a fait le tour des scoops et de la description des modus operandi de l’agence pour assassiner telle ou telle cible -Gérard de Villiers, sort de ce corps!-, mais très vite les nouveaux défis électrisent le récit. Car Dieu - ou le Diable - qui, d’en haut, tire les fils de l’histoire, a mis un point d’honneur à multiplier les coups de théâtre pour le peuple de l’Alliance. Quand l’Égypte choisit la paix, l’Iran de Khomeyni surgit, plus dangereux encore, provoquant la création du Hezbollah au Liban. Quand les chefs de l’OLP sont décimés, se lève une révolte de la rue qu’aucun spécialiste du renseignement n’avait vue venir: l’Intifada.
«Lève-toi et tue le premier», Ronen Bergman, Grasset, 944 p., 29 €. Grasset
L’auteur réussit aussi et surtout à camper ces changements de décor géopolitique. Car rarement les services secrets auront été à ce point au cœur de la politique d’un pays. Ben Gourion estimait ne pas avoir les moyens militaires d’une guerre contre tant d’ennemis à la fois, et il a d’emblée rattaché au cœur du tout jeune gouvernement une entité échappant à tout contrôle, et entièrement vouée à agir «derrière les lignes ennemies». Dans cette zone grise, presque tout était possible, sauf ce qui compromettait les alliances du pays. La ruse de David devait déjouer par tous les moyens la force de Goliath. Car la certitude d’une guerre sans fin habite très tôt les jeunes sionistes.
Bergman décrit très bien cette communauté du renseignement ballottée entre l’ivresse de la réussite et la hantise non feinte d’un deuxième holocauste.
En 1950, après la mort d’un jeune soldat de Tsahal que l’on retrouve énucléé par les fedayins dans un champ, Moshe Dayan, alors jeune officier, prononce le jour de ses funérailles un discours fondateur: «Ne jetons pas l’opprobre sur les meurtriers. De quel droit argumenterions-nous contre la haine qu’ils nous vouent? (…) Sous leurs yeux nous avons fait une patrie de la terre où leurs ancêtres et eux-mêmes vivaient autrefois (…). Nous sommes la génération des colonies, et sans le casque d’acier, sans la bouche du canon, nous ne pourrions planter un arbre. (…) Les millions de juifs, anéantis parce qu’ils n’avaient pas de pays, nous observent depuis les cendres de l’histoire juive et nous commandent de nous installer. (…) C’est le destin de notre génération». Destin de faire face au cycle de la vengeance toujours recommencée. Entreprise sysiphéenne, que l’aide américaine ne facilite que par intermittence. Car ce livre montre que la CIA n’a pas toujours été sioniste.
Depuis les rives européennes, provisoirement délaissées par les orages de l’histoire, il est devenu difficile de comprendre la psychologie du guerrier. Difficile aussi de comprendre les états d’âme d’une population qui oscille entre l’excès de confiance exaspérant et l’excès de paranoïa. Bergman décrit très bien cette communauté du renseignement ballottée entre l’ivresse de la réussite et la hantise non feinte d’un deuxième holocauste, chaque fois qu’un ennemi prépare un programme balistique ou nucléaire.
"L’histoire des services de renseignement aura été celle d’une longue série de succès tactiques impressionnants, mais aussi d’échecs stratégiques désastreux." Ronen Bergman
Bien sûr, les opérations réussies ont été nombreuses. Le «peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur», phrase tant reprochée à de Gaulle, est pourtant devenu cela à plusieurs reprises, et notamment après la guerre des Six Jours en 1967. Une victoire totale qui a entraîné l’annexion de territoires peuplés de centaines de milliers de réfugiés palestiniens. Bergman cite le rapport secret du chef des renseignements de l’armée israélienne: «Il faut éviter de passer pour des vantards, appeler à des négociations immédiates, proposer un retrait des territoires occupés (Cisjordanie et Gaza, NDLR), et en échange obtenir la reconnaissance d’Israël et d’un accord de paix définitif». Ehoud Barak regrette «cette illusion de toute-puissance» qui leur a fait rater cette occasion. Et Bergman d’enchérir: «En 1967, personne ne vit que l’occupation de territoires ennemis serait porteuse de graves périls.»
Vingt ans plus tard, la première intifada, sorties de rues miséreuses, en apportait la preuve. À la fin de sa vie le faucon Meir Dagan, qui a dirigé pendant huit ans le Mossad, arriva à la conclusion que rien ne pourrait changer durablement sans compromis politique. Ce personnage fascinant, fil rouge du livre, rompit avec Benjamin Nétanyahou en 2010 parce que ce dernier était hostile au traité avec l’Iran sur le nucléaire militaire. Il dénonça aussi la politique de colonisation qui créait de facto un État binational et donc un «État d’apartheid». Ce grand maître des assassinats ciblés avait compris que le Mossad ne peut pas tout faire. «L’histoire des services de renseignement aura été celle d’une longue série de succès tactiques impressionnants, mais aussi d’échecs stratégiques désastreux», conclut l’auteur. «Car il n’y a de solution durable que politique et diplomatique», martèle-t-il à son tour.