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Publié le 2 octobre dans Le Parisien
« Bah Micka, comment tu fais pour travailler si tes écrans sont éteints? » Ce 3 octobre 2019 au matin, « Micka », alias Mickaël Harpon, n'entend pas la question mi-taquine, mi-agacée de sa supérieure. Nerveux, l'informaticien de 45 ans, affecté à la très sensible Direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP), le service des « espions » de la capitale, est prostré sur son fauteuil, le regard vide face à ses écrans noirs. Sa cuisse droite est agitée de tressaillements. Il est en train de se muer en tueur.
Quelques heures plus tard, à la pause déjeuner, il égorge un fonctionnaire de police dans son bureau, en poignarde mortellement trois autres, en blesse gravement une cinquième avant d'être abattu dans la cour du sanctuaire policier par un jeune gardien de la paix. « La première chose que je me suis dite, c'est que ce n'était pas un fou mais un radicalisé, témoignera la rescapée de l'attaque devant les enquêteurs. Je n'ai pas pensé que ça puisse être quelqu'un de chez nous. »
Comment un fonctionnaire habilité secret-défense a-t-il pu assassiner quatre collègues au cœur de la police parisienne? Y a-t-il eu des failles? Un an après la tuerie, les investigations menées par trois juges antiterroristes, et dont nous avons pu prendre connaissance, révèlent que de nombreux signaux sur la radicalisation de Mickaël Harpon ont été négligés par la DRPP, service pourtant en pointe dans la lutte contre l'islam radical. « Mis bout à bout, ces éléments auraient évidemment dû déclencher une enquête de sécurité, concède une source dans l'antiterrorisme. Mais il faut rester humble. Personne n'est à l'abri et la DRPP demeure un très bon service de renseignement. »
L'attaque a en tout cas profondément traumatisé la maison police puisqu'elle est la première en France commise de l'intérieur. Une vaste chasse au personnel radicalisé a été lancée dans les forces de sécurité face à cette angoissante menace du « blue on blue » : six fonctionnaires de la PP ont été révoqués depuis l'attaque et une procédure est en cours pour un septième, selon nos informations.
«Il a arrêté de faire la bise aux femmes du service»
Sourd de naissance depuis une méningite contractée à deux ans, Mickaël Harpon avait été engagé au groupe maintenance de la section informatique de la DRPP en 2003. Son travail consiste alors à réparer et « débuguer » les ordinateurs de ses collègues policiers qui traquent islamistes ou ultras. Les nombreux témoignages recueillis par la brigade criminelle le dépeignent comme un agent « agréable, sympathique », quoique « introverti », avec une fâcheuse tendance à l'oisiveté qui lui vaut des blagues sur ses origines antillaises. Jusqu'à ce qu'il se convertisse à l'islam à la fin des années 2000 puis épouse en 2014 sa femme − une musulmane pratiquante. Selon des collègues, son comportement aurait alors progressivement montré des signes de sectarisme, à mesure qu'il se serait isolé professionnellement.
« Il a arrêté de faire la bise aux femmes de son service, ce qui lui a d'ailleurs valu des remarques, car elles ne comprenaient pas son changement d'attitude, se souvient devant les enquêteurs un policier qui partageait son bureau. Par la suite, il a demandé à décaler sa pause déjeuner pour aller prier à la mosquée. » Mickaël Harpon se rend souvent à la Grande mosquée de Paris, parfois « plusieurs fois par jour », et demande à pouvoir s'absenter jusqu'à 16 heures le vendredi pour accomplir ses impératifs religieux. « L'ambiance était plutôt familiale dans le groupe et quand il a refusé de faire la bise à S., la secrétaire, on était étonnés, raconte le chef de la section informatique. Il n'y avait pas eu de notes écrites pour le signaler, mais ça se savait, mon supérieur et les personnes au dessus le savaient, j'en suis persuadé. » « Le printemps 2014 correspond à la proclamation du groupe Etat islamique au Levant, n'avez-vous pas fait le rapprochement ? » l'interroge un enquêteur. Réponse du chef de Harpon : « Non, je ne suis pas spécialiste de l'antiterro, il n'a jamais parlé de l'Etat islamique, ni en bien ni en mal. »
«On ne parle pas comme ça d'Allah, c'est bien fait»
Un premier incident intervient toutefois peu après les attentats de janvier 2015 à Charlie Hebdo et l'Hyper Cacher. Alors qu'un policier regarde sur son ordinateur la couverture du journal satirique montrant les caricatures du prophète Mahomet, Mickaël Harpon passe derrière l'écran, lève l'index puis lâche : « On ne parle pas comme ça d'Allah, c'est bien fait! » Violemment pris à partie par ce collègue, l'informaticien s'excuse, mais ne justifie pas ses propos. Auprès d'une amie qui tient des propos complotistes sur les attaques, il l'approuve par SMS, « Bien vu! […] Un jour ou l'autre, l'islam l'emportera Inch'Allah », tout en regrettant qu'une « religion de paix soit stigmatisée ».
Les propos ambigus de Mickaël Harpon nourrissent de plus en plus de doutes au sein de son groupe. Un policier évoque une dispute au cours de laquelle le futur tueur proclame que « sa religion (le catholicisme, NDLR) était de la merde » et mime un égorgement. Un autre s'inquiète de le voir discuter en compagnie d'individus « semblant proche de la mouvance islamique », portant barbes et kamis, dans la cour de la PP ou par Facetime sur son portable.
« Quand il a commencé à aller plus fréquemment à la mosquée, le groupe s'est interrogé sur une possible radicalisation, confie un voisin de bureau de Harpon aux policiers de la crim'. On en a parlé ensemble. Certains ont même proposé de le suivre pour savoir où il allait, qui il fréquentait ». Craignant que l'informaticien puisse divulguer des informations sensibles de la DRPP à des individus radicalisés, des collègues envisagent même d'installer des caméras pour l'espionner et récupérer son mot de passe d'ordinateur ! Mais cette opération clandestine est annulée.
«On peut penser que j'ai sous-évalué le personnage»
Pourtant, des fonctionnaires remarquent que Mickaël Harpon, toujours dos au mur face à ses écrans, se livre à des activités informatiques étranges : il utilise une connexion ADSL destinée à lui seul, chiffre ses disques durs sans raison valable et est même accusé d'avoir profité de la réparation d'un ordinateur d'un policier pour se connecter au réseau anonyme et clandestin Tor. Ce qui déclenche une alerte de sécurité à la DRPP. « Il me semble qu'en tant qu'informaticiens, nous n'avons rien à cacher, car nous travaillons dans la transparence », admet sa supérieure en audition. « Il n'aurait jamais dû être habilité secret-défense, car à mon avis il ne correspond pas à la morale, la loyauté et à l'intégrité d'un membre des services de renseignement », fulmine un de ses collègues.
Après l'incident de Charlie, deux collègues inquiets du comportement de Mickaël Harpon vont bien s'enquérir de conseils auprès de spécialistes de la radicalisation de la DRPP. Mais l'information ne remonte pas plus haut. Le chef de section du futur tueur, réputé « paternaliste », préfère régler l'affaire en interne, peu désireux de se voir accuser de faire un amalgame entre islam et terrorisme. Et surtout d'ostraciser un salarié qui se sent déjà exclu à cause de son handicap… En outre, le comportement de Mickael Harpon semble s'améliorer puisqu'il recommence à embrasser sporadiquement quelques collègues femmes. « On peut penser que j'ai sous-évalué le personnage qui est très complexe. Je le savais religieux, suivant les préceptes de l'islam, mais pas radicalisé, se défend son supérieur en audition. Encore une fois, je ne suis pas un spécialiste de la radicalisation, même si je travaille à la DRPP… ».
PODCAST. La police frappée au cœur.
En octobre 2018, une nouvelle alerte survient : fraîchement nommée au sein du service de renseignement comme spécialiste de l'islam radical, une policière fait la rencontre de Mickäel Harpon pour l'installation de son poste informatique. Voyant qu'il est atteint de surdité, elle lui propose de lui présenter son petit frère, également frappé du même handicap. L'informaticien emmène l'intéressé jouer au foot porte de Bagnolet le dimanche suivant. Le soir même, le petit frère rappelle la policière. « Il me dit : C'est quoi ça, où tu m'as envoyé ? Il m'a dit : C'est tous des barbus, ils font peur », raconte la collègue de Mickaël Harpon aux enquêteurs, évoquant des individus « type salafistes », en djellabas et portant la marque de prière sur le front. Son petit frère, qui « sent que quelque chose ne va pas », refuse de voir à nouveau Mickaël Harpon. « Il a eu peur de cette vision glauque de l'islam », se remémore la policière spécialisée, également étonnée que l'informaticien s'enquière de savoir si « elle mange du porc ».
Une enquête officieuse mais pas de signalement
A l'époque, elle décide de conter de sa mésaventure à un collègue responsable de la surveillance des lieux de culte. Lequel va, ni plus ni moins, lancer une enquête officieuse sur Mickaël Harpon avec son binôme ! « Nous n'avons rendu compte à personne, à aucun de nos supérieurs hiérarchiques, confesse l'un d'eux à la Brigade criminelle. J'ai réagi avec mes automatismes d'enquêteur. » Après s'être renseigné sur les mosquées que Mickaël Harpon fréquentait et son entourage religieux, le duo passe discrètement son numéro de téléphone au « criblage ». Il en ressort que l'informaticien a eu un échange avec un homme suivi par la DRPP, car proche d'un djihadiste parti en Syrie. Mais dans son message, Harpon souhaite simplement « joyeuse fête de l'Aïd » à la cible. Les deux policiers de la DRPP en concluent que Harpon ne présente pas de signe de dangerosité, mais gardent une surveillance discrète sur lui. Ils apprennent ainsi qu'il s'inquiète à l'idée de ne pas avoir le renouvellement de son habilitation secret-défense…
Huit mois plus tard, nouveaux signaux. En juin 2019, les deux policiers chargés de la surveillance des lieux de culte sont en planque avec un troisième collègue devant deux mosquées du Xe arrondissement. L'une est réputée « tabligh », mouvement fondamentaliste qui prône une lecture littérale de l'islam. Elle est tenue par le fils d'un imam expulsé pour avoir tenu des prêches antirépublicains. L'autre est gérée par une association pakistanaise. Au bout d'une vingtaine de minutes, les fonctionnaires ont la surprise de voir rentrer Mickaël Harpon dans le bâtiment. « Il était l'heure de la prière, je pense qu'il s'est rendu dans la première mosquée », explique l'un des policiers aux enquêteurs. Là encore, aucun signalement n'est fait à la hiérarchie, par peur de stigmatiser un collègue musulman.
Sauf qu'à cette époque, Mickaël Harpon se sent de plus en plus frustré professionnellement, convaincu qu'on l'empêche d'évoluer vers un poste de technicien, et semble se renfermer, se réfugiant autant dans l'islam que dans la solitude. Les stages en « hacking » lui sont refusés. Il exige un interprète en langue des signes lors de ses entretiens. Il acquiert un scooter uniquement pour ses déplacements à Paris, ce que certains collègues interprètent comme une volonté de ne pas être suivi. En parallèle, des policiers l'entendent critiquer la police lors des manifestations de Gilets jaunes et défendre « le boxeur » qui a frappé des gendarmes. « J'ai senti qu'il n'était pas pro-police, se remémore une collègue lors de son audition à la crim. J'ai pensé que Mickaël était vraiment frustré au travail, au point de détester l'institution sous toutes ses formes. » Suspicieux vis-à-vis de sa pratique religieuse, l'ingénieur en charge de la sécurité informatique de la DRPP va même envisager de l'évincer et ira jusqu'à lancer une procédure pour restreindre ses prérogatives en informatique quelques semaines avant la tuerie !
«Cela aurait pu être évité»
Tous ces signaux auraient-ils dû conduire à la mise à l'écart de Mickaël Harpon ? Certains de ses collègues répètent n'avoir rien vu ou entendu d'inquiétant chez lui, y compris les derniers jours. La nuit du 2 au 3 octobre pourtant, l'informaticien est pris d'une crise mystique, entre invocations à Allah et lecture de la profession de foi. Le lendemain, il tape sur son iPhone « comment tuer des infidèles », puis achète un couteau de 32 centimètres qu'il utilisera pour commettre les tueries…
« Je suis en colère pour la perte de mes amis, cela aurait pu être évité », assure en audition un policier de la DRPP. Une autre fonctionnaire se plaint que ses supérieurs l'invitent à parler d'un « coup de folie » liée à ses difficultés professionnelles plutôt que d'un acte terroriste. « J'avais l'impression qu'on ne retenait de mon témoignage que le mal-être professionnel alors que ce que je voulais mettre en avant, c'étaient tous les signes qui m'avaient alerté chez Mickaël. »
La cérémonie d’hommage national aux quatre morts de la préfecture de police, le 8 octobre./LP/Olivier Corsan
Les proches de victimes, elles, sont pleines d'interrogations. « Comment se fait-il qu'à une période où tous les services redoutaient une attaque en interne, la préfecture de police n'ait pas été plus vigilante concernant M. Harpon ? souligne Me Géraldine Berger-Stenger, avocate de la veuve d'un policier tué. Soit M. Harpon a suffisamment bien dissimulé sa radicalisation et ses intentions, et dans ce cas la PP s'est fait duper, soit les signaux n'ont pas été pris en compte, et dans ce cas, c'est intolérable et il faudra établir des responsabilités. »
Même son de cloche du côté de Me Thibault de Montbrial, conseil de parties civiles : « Il faut que l'enquête établisse s'il y a eu des dysfonctionnements au sein de la PP. On reste à cet égard très étonné que personne ne se soit inquiété de son évolution tangible vers l'islam radical, surtout compte tenu de ses fonctions et son lieu de vie, à savoir un immeuble de fonctionnaires. » Une cérémonie d'hommage aux policiers tués se tiendra ce vendredi 2 octobre en comité restreint à la préfecture de police.