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Publié le 1 Octobre 2020

France - Spoliation des biens culturels juifs : une trop lente réparation

Des milliers de Juifs ont été spoliés de leurs biens sous l'Occupation. Parmi ces biens, de nombreuses œuvres d'art qui ont parfois intégré des musées par la suite. Aujourd'hui, de nombreuses familles demandent leur restitution. Une procédure longue et dont le succès est incertain.

Photo : La malle à tableaux de René Gimpel. Crédits : Maxime Fayolle - Radio France

Emission Grand Reportage du 25 septembre 2020 sur France Culture

 

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[Mise à jour 30 septembre] La Cour d'appel de Paris a ordonné ce mercredi 30 septembre la restitution des trois oeuvres de Derain à la famille Gimpel. L'Etat ainsi que la ville de Marseille représentant les musées de Troyes et Cantini ne vont pas se pourvoir en cassation. La Cour a reconnu que ces tableaux avaient été spoliés et qu'eu égard aux conditions dans lesquelles René Gimpel a été contraint de s'en séparer, les ventes auxquelles il a procédé pendant l'Occupation sont des ventes forcées au regard de l'ordonnance du 21 avril 1945. Cette décision est un "soulagement" pour Claire Gimpel et met fin à sept ans de procédures.

La bataille a débuté en 2013 pour Claire Gimpel. La petite-fille du marchand d'art René Gimpel devrait enfin connaître la réponse de la justice d'ici quelques jours, le 30 septembre. La cour d'appel de Paris rendra sa décision sur le sort de trois tableaux de Derain ayant appartenu à son grand-père et spoliés sous l'Occupation.

"Mon grand-père reprend les affaires de son père lorsqu'il a 24 ans et les développe. Il ouvre une galerie à Londres en plus de celles de la place Vendôme et de New-York, détaille Claire Gimpel. Mais la guerre change tout ! En 1940, il décide de partir dans le sud à Marseille. Il va participer à la création d'un réseau de résistance, Azur Transports, mais il n'abandonne pas ses affaires. Il est contraint de vendre dans de mauvaises conditions car il est sous le coup des lois de Vichy. Il sera finalement arrêté en mai 1944 et il mourra à Neuengamme en janvier 1945."

Un travail titanesque pour retracer le parcours des œuvres

En quittant Paris, René Gimpel laisse des malles de tableaux en gage à des transporteurs d'œuvres d'art. Au total, 87 caisses sont volées par les Allemands : "Ils savaient très bien ce qu'ils cherchaient, explique Claire Gimpel. Ils traquaient dans la France entière, ils avaient des listes, des noms, des adresses. Ce n'est pas du pillage, c'est totalement organisé et structuré."

Parmi les tableaux volés, on retrouve plusieurs tableaux de Derain. Trois sont aujourd'hui dans les musées de Troyes et Cantini de Marseille. "Avant d'être à Marseille, l'un des tableaux appartenait à un monsieur qui s'appelait Augustin Terrain et il écrit que le tableau est dans sa famille depuis 1943. Donc acheté pendant que les lois de Vichy sont en vigueur. Ca peut donc être considéré comme une vente forcée." Il faut alors retracer le parcours de ces œuvres à travers les archives de René Gimpel, ses courriers : "un travail titanesque" selon sa petite-fille. 

"On ne va pas trouver de facture car mon grand-père étant juif, il est interdit de vendre. Mais il tenait un registre, un livre d'inventaire. Il rajoute une colonne observation pendant la guerre afin de savoir où se trouve chaque tableau. A la fin du livre, il écrit "quand j'écris la mention rendu à son propriétaire, cela signifie que l'objet ne m'appartient plus ou ne m'a jamais appartenu". C'est un code ! Quand il rend un tableau à son propriétaire, il indique son nom. Quand il n'y a pas de nom, c'est que le tableau a été vendu. Il ne peut pas l'écrire noir sur blanc car si ce livre tombe entre les mains des allemands, il sera arrêté pour avoir fait des ventes."

Malgré nos demandes, le musée Cantini de Marseille et les musées de France (pour le musée national de Troyes) n'ont pas souhaité répondre à nos questions. En première instance, en août 2019, la famille Gimpel a été déboutée de sa demande de restitution. La décision d'appel sera rendue le 30 septembre. Cette affaire illustre la difficulté des procédures de restitution et dévoile un marché de l'art dont beaucoup ont profité sous l'Occupation.

Le marché de l'art sous l'Occupation

L'art est un domaine important du projet nazi, il est même au cœur de la politique du national socialisme selon Emmanuelle Polack, docteure en histoire de l'art, auteure du livre "Le Marché de l'art sous l'Occupation" : "Cela tient en partie à la personnalité d'Hitler qui a raté deux fois les Beaux Arts à Vienne. Les Allemands entrent à Paris en juin 1940, une semaine après il y a des repérages des officiers allemands qui vont lister les œuvres, apposer des scellés chez les grands collectionneurs et piller les tableaux. Le but c'est que les plus belles pièces viennent orner le musée de Litz voulu par Hitler."

Comment chiffrer ces œuvres qui sont parties de France vers l'Allemagne ? La tâche est très compliquée "mais on accepte des ordres de grandeur, concède Emmanuelle Polack. Environ 100 000 objets d'art sont partis en Allemagne, 60 000 seraient revenus et 45 000 auraient été restitués après la guerre." Mais beaucoup n'ont pas trouvé preneur car leurs propriétaires étaient morts ou les descendants n'avaient pas connaissance de ces tableaux. Une commission va sélectionner 2 000 œuvres significatives, les mettre en garde aux musées nationaux qui doivent travailler à leur restitution. On appelle ces œuvres des MNR (musées nationaux récupération). 

Il n'empêche, des milliers d'œuvres d'art spoliées ont été achetées pendant les années 50-60-70 par des particuliers ou des musées et ont donc intégré leurs collections. Les recherches de provenance n'ont pas été faites à l'époque : "A Paris, le marché de l'art dans cette période est florissant notamment à l'hôtel Drouot, raconte Emmanuelle Polack. On voit des particuliers qui veulent écouler de l'argent liquide, des directeurs de musées allemands qui veulent profiter du taux de change entre le franc et le deutschemark. J'ai décortiqué certaines ventes et cela m'a permis de tomber sur l'affaire Dorville"

L'affaire Dorville, quand l'Allemagne restitue, la France hésite

L'affaire débute par une curiosité racontée par Emmanuelle Polack : "En regardant une œuvre d'un marchand d'art d'Hitler, je découvre au verso d'un tableau de Forain une étiquette "vente aux enchères du cabinet d'un amateur parisien à Nice en juin 1942". Je m'interroge sur la vente à Nice d'une collection de 450 œuvres d'un amateur parisien. Pourquoi pas à Drouot ? A Nice, aux archives du département j'ai pu consulter le procès-verbal de la vente. J'apprends deux choses : c'est une vente sous administration provisoire menée par le commissariat aux questions juives et je découvre le nom d'Armand Dorville."

L'historienne de l'art va alors chercher les descendants d'Armand Dorville et entamer des recherches pour retrouver la trace des œuvres d'art. Elle est aidée dans cette tâche par un cabinet d'étude généalogique et par l'avocate Me Corinne Hershkovitch. 

Armand Dorville est un juif qui décide de s'exiler à Cubjac avec une partie de ses œuvres raconte l'avocate. Il meurt en Gironde et le commissariat aux questions juives met son nez dans la succession. Un administrateur provisoire est désigné et une vente aux enchères est mise en place dont le produit est saisi. C'est une vente forcée car si les héritiers ne veulent pas que les allemands ou les français s'emparent de la collection, ils doivent vendre au plus vite."

Plusieurs tableaux sont finalement localisés en France mais aussi en Allemagne avec la découverte des tableaux du fils du marchand d'Hitler, Hildebrand Gurlitt. "Trois œuvres appartenant à Armand Dorville font partie des œuvres trouvées, détaille Me Hershkovitch. On a demandé la restitution à l'Allemagne avant que la France ne se prononce. En janvier 2020, l'Allemagne a restitué les tableaux mais en France la mission de restitution n'a pas encore rendu son rapport"

La mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945, créée en juin 2019, est confiée à David Zivie. "Nous sommes là pour essayer de comprendre le parcours des œuvres spoliées pour les restituer ou indemniser les familles. Dans l'affaire Dorville, on peut comprendre qu'une position différente entre la France et l'Allemagne serait difficilement compréhensible mais les critères de décision ne sont pas forcément les mêmes. Car la famille sera assez rapidement exonérée des mesures d'administration provisoire. Est-ce que la spoliation s'est interrompue ou pas ? Une vente organisée par une famille juive pendant la guerre est-elle nécessairement contrainte ou non ? Ce sont les questions qui se posent."

Recherche de provenance : une association pour palier les manques de l'Etat

On le comprend, des centaines, des milliers d'œuvres d'art possiblement spoliées sont peut-être aujourd'hui dans les collections de certains musées. Un travail méticuleux de recherche de provenance pourrait aider à retracer le parcours de ces objets d'art. "Depuis 20 ans, je constate la difficulté de mettre en place une discipline recherche de provenance, se désole Me Hershkovitch. Je sens une volonté forte de l'administration des musées de s'opposer à cette discipline comme s'il fallait garder ces secrets. Il ne faut pas travailler sur la provenance car on va ouvrir la boîte de Pandore et on va devoir restituer des œuvres. Je pense qu'on aurait beaucoup à gagner à regarder ce qui s'est fait en Allemagne à ce niveau-là"

Afin de palier ce manque, une association a été créée dont Me Hershkovitch est à la tête, elle s'appelle Astres (Association pour Le Soutien aux Travaux de Recherche Engages sur les Spoliations) et a pour but d'engager des recherches de provenance indépendante pour retracer le parcours des œuvres. La création d'un Master recherche de provenance à l'université est également à l'étude.