- English
- Français
Publié le 22 octobre dans Le Point
Les deux semaines qui précèdent les vacances de la Toussaint, Sophie* a toujours un peu peur. Elle sait que, pendant ces quelques jours, tout peut basculer. Enseignante d’histoire-géographie et d’éducation morale et civique depuis une petite dizaine d’années dans un collège « sensible » de Seine-Saint-Denis, elle n’est pourtant pas une débutante. La chronologie du programme est ainsi faite qu’elle vient de terminer les deux premiers chapitres de l’année, consacrés à Byzance et à l’Europe carolingienne.
Comme tous ses collègues, elle doit aborder, à présent, la naissance de l’islam avec ses classes de cinquième. C’est au programme. Et même si ses élèves n’ont que 12 ans, elle a une petite boule au ventre. « Juste avant les vacances de la Toussaint, les enfants sont épuisés, témoigne-t-elle. Depuis le début de l’année, j’ai parlé des Carolingiens et des Justiniens, et ils ont l’impression que j’ai fait du prosélytisme. Alors, quand j’évoque Mahomet, beaucoup d’enfants de confession musulmane ressentent cela comme une libération. Même les élèves jusque-là passifs ont des choses à dire, ce qui serait plutôt positif… si ce n’était pour contester ce que je leur enseigne. Certains ont l’impression de savoir davantage de choses que moi parce qu’ils sont musulmans, et sont poussés par les parents qui, le soir, leur assurent que ce que je dis n’est pas vrai. » Sophie doit affronter de nombreuses réflexions désobligeantes. « Du coup, je fais très attention. C’est très stressant car, sur cette séquence de cours, je suis obligée de porter une attention particulière à chacun de mes mots. »
Trouille. L’an dernier, un de ses collègues a été pris pour cible dans un groupe WhatsApp de parents qui exigeaient qu’il fasse un correctif de son cours ; une dénonciation à l’Académie plus tard, il était apparu que les élèves avaient simplement mal compris ce que l’enseignant avait dit. Cette « trouille » de prononcer un mot que les élèves pourraient mal interpréter, Sophie n’est pas la seule à la ressentir, loin de là. Le sujet de la religion et de la laïcité est particulièrement sensible dans nombre d’établissements.
En janvier 2018, l’Ifop avait réalisé un sondage auprès de 650 enseignants de l’enseignement public sur la laïcité au sens large. Les résultats étaient édifiants : 38 % des professeurs mentionnaient avoir affronté des contestations de certains élèves à propos du port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse, dans les écoles et les collèges. Le sondage précisait que les récriminations des élèves concernaient d’abord les cours d’histoire-géographie et les moments symboliques, comme les instants de recueillement après les attentats de 2015.
Éducation civique. Cours sur la laïcité dans une classe de 4e, après les attentats du 13 novembre 2015, à Paris.
Voile. Les sujets religieux ne sont pas les seuls à poser problème aux enseignants. Le colonialisme, le genre ou l’éducation sexuelle provoquent fréquemment des tensions. La principale d’un collège de la région parisienne, qui souhaite garder l’anonymat, témoigne : « Organiser un tournoi de badminton avec des équipes mixtes, c’est déjà une épreuve. Les professeurs de SVT (sciences de la vie et de la Terre) de mon collège bataillent pour que leurs élèves assistent au cours d’éducation sexuelle ou aux séances d’information que nous organisons avec le Planning familial et plusieurs associations ; certaines gamines se bouchent ostensiblement les oreilles, d’autres quittent la salle ou demandent à aller à l’infirmerie pendant ces cours. En sport, les dispenses de piscine, pour allergie ou pour règles douloureuses, sont de plus en plus nombreuses. Il y a, comme ça, tout un tas de signaux faibles qui, mis bout à bout, finissent par peser », témoigne cette cheffe d’établissement. Choquée, elle raconte que certaines de ses élèves, dès la sixième, arrivent voilées et en jupe longues à l’entrée du collège ou se parent d’un turban très large qui produit le même effet quand elles passent la grille.
Mixité. Les filles sont de plus en plus nombreuses à être « dispensées » de piscine.
Autocensure. Face à ce phénomène, beaucoup d’enseignants pratiquent l’autocensure dans leurs salles de classe. Toujours selon le même sondage de 2018, 37 % des enseignants reconnaissaient s’être déjà autocensurés et avoir adapté le contenu de leurs cours. Charlotte enseigne l’histoire dans un collège d’une ville voisine de Conflans-Sainte-Honorine (78) qui n’est pas réputé particulièrement difficile. Mais elle a tout de même peur de donner son nom – « J’ai deux gosses, j’ai pas envie d’avoir des ennuis, ça me fait un peu peur. » Elle aussi redoute les débordements : « En troisième, on doit enseigner la guerre froide et la décolonisation. Je ne prends jamais la guerre d’Algérie mais je choisis de parler de l’Inde. Je me débrouille : le but est de ne pas trop entrer dans le débat et d’éviter les polémiques. Même chose pour le conflit au Proche-Orient : j’en parle parce que c’est au programme. Mais je n’ouvre pas la porte au dialogue ou à la réflexion, je leur explique ce qu’ils ont à savoir. Parfois même c’est juste un polycopié, parce que, de toute façon, je n’ai pas le temps de faire tout le programme et que cela arrive en fin d’année. Mais je ne leur laisse pas le temps d’échanger sur ce sujet. » Elle l’admet : « C’est de la facilité. Avec le cas de l’Inde, on comprend que c’est “la faute” des Anglais ; alors que chez nous, l’histoire de l’Algérie est encore trop vive. Elle est aussi marquée par la question de la religion. Je ne veux même pas prendre le risque, j’imagine déjà les débordements. Je ne veux pas en arriver à potentiellement exprimer un point de vue, ou ce qu’ils pourraient prendre comme tel, et qui me mettrait dans une situation compliquée. »
« Défiance ». Selon les enseignants, le vrai problème ne viendrait pas réellement des enfants, mais d’abord des parents. « Il y a deux ans, une de mes collègues s’est fait traiter de “pute” par un père parce qu’elle portait une jupe, raconte la proviseure du collège de l’Essonne. J’ai moi-même connu quelques incidents récemment : une mère a voulu me casser la figure car j’avais sanctionné son fils, me contraignant à m’enfermer dans mon bureau ; l’autre jour, j’ai reçu une paire de béquilles en pleine figure. Certains parents, souvent parmi les plus défavorisés, nourrissent une vraie défiance à l’égard de l’école. Le pire, c’est que l’on finit par s’habituer à ce type d’incidents et à trouver cela banal. On n’a plus de recul. »
Les problèmes ne concernent pas seulement les collèges situés dans des zones dites « sensibles », ils se rencontrent aussi, à l’inverse, dans des régions où la peur de l’islam est particulièrement forte. Professeur d’histoire-géographie dans un collège rural de l’Orne, Jean*, 50 ans, raconte : « Récemment, par l’intermédiaire de Pronote (un logiciel de gestion de la vie scolaire), des parents m’ont informé que leur fils n’assisterait pas au cours sur les débuts de l’islam parce que mon travail était d’enseigner l’histoire de notre pays, pas les religions ! À la suite d’une convocation par le proviseur, les parents ont fini par céder, mais il a tout de même fallu deux heures et demie pour les convaincre. »
Au nom de la liberté. Pour son édition du 2 septembre 2020, à la veille du procès des attentats de 2015, « Charlie Hebdo » a republié en couverture les caricatures de Mahomet. Le 25 septembre, rue Nicolas-Appert, à Paris, devant les anciens locaux du journal satirique, un homme déclarant n’avoir pas supporté cette republication a attaqué deux personnes au hachoir. Le 16 octobre, à Conflans-Sainte-Honorine, l’enseignant Samuel Paty a été décapité pour avoir montré à ses élèves ces mêmes caricatures.
Démunis. Face à de telles situations, les enseignants se sentent souvent démunis. Ils ne comprennent pas les ambiguïtés de l’institution et ses injonctions contradictoires. Ainsi, la liberté d’expression figure dans les programmes officiels de l’Éducation nationale : il est obligatoire de l’aborder en classe, mais les professeurs ne savent bien souvent ni comment faire, ni comment réagir en cas de polémique. Lors de l’attentat contre Charlie Hebdo, en janvier 2015, tout avait été prévu, sur le papier, pour que la tragédie serve de matériau pour les enseignants. Najat Vallaud-Belkacem, à l’époque ministre de l’Éducation nationale, avait lancé une mobilisation de l’école pour défendre les « valeurs de la République » et justement encouragé les enseignants à parler de la liberté d’expression. Une minute de silence avait aussi été décrétée dans tous les établissements scolaires du pays.
Mais, derrière les belles directives, la réalité est souvent plus cruelle. Lors de discussions organisées après l’attentat, de nombreux élèves avaient justifié celui-ci en affirmant que caricaturer l’islam n’était pas acceptable et devait être sanctionné. Beaucoup avaient encore refusé de participer à la minute de recueillement. Embarras de Najat Vallaud-Belkacem, qui avait tempéré : « Dans la très grande majorité des cas, tout s’est bien déroulé lors de la minute de silence, jeudi 8 janvier à midi. Les personnels ont été à l’écoute des élèves. Néanmoins, certains cas de perturbation de la minute de silence par des élèves nous ont été signalés. Ils ont été traités localement par les équipes éducatives, de manière proportionnée à la gravité des faits. »
Paix sociale. Quelques jours après l’attentat contre Charlie Hebdo, le rectorat de Strasbourg avait décidé de sanctionner un professeur d’arts plastiques du collège François-Villon, classé en ZEP (zone d’éducation prioritaire), dans un quartier difficile de Mulhouse, en le suspendant pendant quatre mois (le professeur incriminé était interdit de cours mais continuait à être rémunéré). Son crime ? Avoir montré une sélection de dessins de Charlie (dont une caricature de Mahomet nu) à ses élèves de quatrième, en leur lançant : « Vous devez regarder ça. » L’affaire avait d’autant plus déchaîné les passions que la France entière semblait « être Charlie ». Un débat houleux avait suivi, plusieurs élèves refusant de regarder les caricatures ; inflexible, le professeur avait exigé qu’on lui obéisse en haussant le ton sur les « meneurs » de la fronde. Après des plaintes de parents d’élèves, le rectorat avait fait un choix étrange en sanctionnant le professeur (bien noté, par ailleurs) et en lui reprochant de ne pas avoir présenté les dessins « avec discernement ». Les syndicats d’enseignants avaient pris la défense de leur collègue. « D’un côté, on prône une mobilisation sur les valeurs. De l’autre, on envoie le message aux professeurs qu’il ne faut pas trop s’aventurer dans leur défense », dénonçait à l’époque le Snes-FSU, accusant le rectorat d’avoir « acheté la paix sociale ». Celui-ci s’était justifié avec un argument qui, aujourd’hui, après l’assassinat de l’enseignant de Conflans-Sainte-Honorine, semble presque prémonitoire. « La décision de le suspendre n’a pas été prise à la légère, expliquait alors le recteur. C’est une mesure visant à veiller au bon fonctionnement du service public, à protéger la communauté éducative et l’enseignant lui-même. »
« Démerdez-vous ». L’institution paraît mal à l’aise lorsque, derrière les grands principes, on pénètre dans l’intimité des salles de classe. En 2017, un professeur de CM1-CM2 avait encore été sanctionné car il avait lu cette fois des passages de la Bible. Le tribunal administratif avait annulé la décision. « Je fais remonter chaque incident à ma hiérarchie, raconte la principale du collège de l’Essonne. Mais après, on nous demande de ne plus nous occuper de rien, la prise en charge nous échappe. » Elle soupire encore : « Heureusement que nous sommes en vacances… Après la tragédie de Conflans, j’ai peine à imaginer, sinon, l’ébullition que nous aurions connue en salle des profs. »
Michèle Edery, enseignante en sciences médico-sociales au lycée Jacques-Brel de Vénissieux, fait le même constat : « Nous sommes tous les jours confrontés aux problèmes de respect de la laïcité dans nos classes, mais on nous dit : “Démerdez-vous.” Nous sommes seuls, sans consignes ni accompagnement, face à la loi sur la laïcité. Or notre rôle est majeur puisque, en plus des connaissances concrètes, il s’agit d’expliquer à des jeunes ce qu’est la laïcité, la liberté d’apprendre, la liberté du savoir. Dans ma matière, par exemple, où l’on forme de futurs infirmières, aide-soignantes et puéricultrices, c’est très important, car la question de la neutralité se posera dans l’ensemble des structures où elles travailleront. »
Valeurs de la République. Pourtant, Samuel Paty, lui, ne s’est pas retrouvé seul. L’institution semble avoir réagi en temps et en heure : après les premières réactions de parents d’élèves présents lors de ce cours, l’enseignant a été soutenu par la principale du collège, qui a adressé aux parents un message d’apaisement et sollicité l’aide de l’académie, laquelle a alors mobilisé l’équipe « Valeurs de la République ». Ce dispositif, mis en place pour aider les personnels de l’Éducation nationale lorsqu’ils se sentent seuls face à une manifestation de racisme ou d’antisémitisme, est prévu par le Plan national de lutte contre le racisme et l’antisémitisme de 2018-2020. « Cette équipe est venue sur place, au collège, pour rencontrer le professeur et l’équipe pédagogique. Elle a discuté avec Samuel Paty et l’a conforté dans l’approche qu’il avait eue lors de son cours. L’équipe lui a également conseillé de revenir sur cette séance avec ses élèves afin d’apaiser la situation et de lever toute mauvaise compréhension qui aurait pu s’installer. M. Paty s’est engagé à le faire », assure le rectorat de l’académie de Versailles, dont dépendait le collège de l’enseignant assassiné.
Mais, pour Rodrigo Arenas, coprésident de la FCPE, il en faut plus : « On doit apprendre dès le plus jeune âge que la liberté d’expression est un droit régi par la loi, et non une simple question de morale. L’école n’est pas dimensionnée pour faire face aux réseaux sociaux, dont le décryptage devrait être enseigné aux enfants. Des questions de droit et de philosophie devraient être abordées dès les classes de maternelle, de façon adaptée à l’âge, bien sûr. Il est hallucinant qu’un parent puisse dire qu’il n’est pas d’accord avec le contenu de l’enseignement, ce n’est pas son rôle. »
En osant parler à ses élèves de Charlie Hebdo, comme le suggèrent les programmes scolaires officiels, Samuel Paty a été décapité ; il n’avait fait que son travail. En défendant les valeurs de la République, il s’est retrouvé confronté à des élèves qui n’ont pas compris son intention et à une famille radicalisée prête à tout pour le faire taire. Son assassinat provoquera-t-il un choc salutaire ?