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Publié le 8 octobre dans Le Monde
« L’Etat est le débiteur unique des spoliations matérielles, en reconnaissance de sa responsabilité à l’égard des juifs de France déportés », indiquait, en novembre 2001, le premier rapport d’activité de la Commission d’indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur durant l’Occupation (CIVS).
Créée en 1999 dans le sillage du discours de Jacques Chirac du 16 juillet 1995 reconnaissant la responsabilité de la France dans la déportation des juifs de France, la CIVS a permis à près de 19 700 demandeurs d’obtenir de l’Etat réparation ou restitution au titre des persécutions économiques endurées par les juifs en France.
Si ce dispositif de demandes a connu un grand retentissement à son lancement, il présente depuis quelques années un net ralentissement de son activité, qui s’explique par la raréfaction des demandes individuelles qui lui sont adressées. Pourtant, la moitié des dossiers de spoliation en France (estimés à près 50 000 au total) reste à ce jour non instruite. Comment l’expliquer ?
Demander réparation implique que les victimes soient encore vivantes ou que leurs ayants droit connaissent l’existence d’une spoliation économique subie par leur aïeul. Or, la difficile transmission intrafamiliale des épreuves de l’Occupation, évoquée par l’historien Simon Perego, a souvent contraint les générations suivantes à vivre dans une totale ignorance du passé familial, devenu parfois tabou.
Les recherches sur la spoliation des dirigeants de modestes sociétés de pompes funèbres israélites à Paris montrent l’enchaînement tragique qui les a pour certains menés, impuissants et apeurés, de la spoliation à la déportation, en passant parfois de surcroît par la prison pour n’avoir pas obéi aux lois antijuives françaises.
D’autres ont pu survivre, mais sans pouvoir raconter les difficultés affrontées ou demander réparation. En rendant ce qui leur est dû, la CIVS enclenche le processus mémoriel qui permet de restituer à ces familles meurtries un pan de leur histoire qu’elles ignorent.
En même temps que s’opère le tassement des demandes de réparations matérielles, on assiste depuis quelques années à l’essor d’un nouveau type de réparations touchant la spoliation des biens culturels. Une nouvelle Mission de recherche et restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 a ainsi été créée en 2019 en France sous l’impulsion du ministère de la culture.
Présentée comme le nouvel élan que le gouvernement souhaiterait donner à la politique de réparation de la spoliation des juifs en France, elle a déjà permis, parfois sous une forte lumière médiatique, la juste restitution de dizaines d’œuvres d’art volées à leurs propriétaires durant l’Occupation.
A cette occasion, le pouvoir d’autosaisine a été attribué à ce nouvel organe et introduit par une mesure réglementaire dans les statuts de la CIVS, mais seulement en matière de biens culturels. On se retrouve dès lors aujourd’hui dans une situation paradoxale avec, d’un côté, une commission confrontée à des milliers de dossiers de spoliation matérielle non instruits mais qui ne peut pas agir en l’absence de demandes introduites par les victimes spoliées ou leurs ayants droit et, de l’autre côté, la même commission, assistée de la récente mission dédiée à l’art, qui peut chercher à rendre justice sans attendre d’être saisie par les familles des propriétaires d’œuvres d’art spoliés.
La distinction introduite entre biens culturels et biens matériels a dès lors entraîné une rupture d’égalité de traitement des victimes de spoliations antisémites. Il serait étonnant qu’à la veille des quatre-vingts ans de la loi du 3 octobre 1940 « portant statut des juifs », une telle différence puisse perdurer.
Moins la CISV instruit de dossiers, plus l’idée – fausse – s’installe dans les esprits que son travail s’éteint de lui-même car l’ensemble de la spoliation économique a été réparée en France. L’autosaisine élargie à l’ensemble des dossiers de spoliation permettrait à la CIVS d’accéder à l’ensemble des dossiers non instruits et de rechercher les descendants qui n’avaient pas introduit de demande de réparation.
Les milliers d’artisans et de petits commerçants juifs qui ont été dépossédés en France de leurs biens et entreprises sous l’Occupation pourraient ainsi ne pas devenir aujourd’hui les oubliés de la politique d’indemnisation des spoliations antisémites sous l’Occupation.