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Publié le 20 août dans France Inter
Elsa Cayat est la seule femme assassinée par les frères Kouachi dans la rédaction de Charlie Hebdo. Psychanalyste, elle avait rejoint la rédaction quelques années auparavant et publiait toutes les deux semaines son billet "Charlie Divan". Elle avait 54 ans.
Il y avait d’abord son rire.”Tonitruant”, se souvient Philippe Lançon dans son livre Le Lambeau (Gallimard). “Trop exubérant, trop voyant. Trop, quoi” sourit aujourd’hui celui qui a partagé sa vie pendant plus de 30 ans, Paulus Bolten.
Il y avait sa longue chevelure noire, sa mince silhouette, son regard pétillant. Il y avait sa voix. Forte, un peu rocailleuse, entraînante, gouailleuse. “Alors, racontez-moi”, lâchait-elle en préambule de chacune de ses rencontres professionnelles ou amicales. Car quel que soit le contexte, la psychanalyste n’était jamais loin. “C’est simple, elle était mariée à Freud et Lacan”, raconte Paulus Bolten. Kant, Hegel, Schopenhauer aussi. Presque comme si Elsa Cayat avait toujours été habitée par son métier, sa passion. “Je l’ai rencontrée à 21 ans. Elle m’a dit : 'Je veux devenir psychanalyste et je serai connue.' C'était comme Prince qui ne vivait que pour la musique, elle ne vivait que pour la psychanalyse.”
En réalité, bien sûr, il y a eu un avant. Une naissance à Sfax en Tunisie le 9 mars 1960. Une émigration en France dans son jeune âge. Une famille d’intellectuels. Un frère et une sœur, une mère avocate. Un père médecin qu’elle avait chaque jour au téléphone. Une famille juive, sans que cela importe vraiment. Elle est déjà adolescente quand elle découvre ses origines. Adulte, elle se disait athée. “Mais elle a tout lu sur toutes les religions”, raconte son conjoint. “Elle était très curieuse”. Car il y avait une soif de savoir inextinguible chez Elsa Cayat. Une bibliothèque immense, beaucoup de livres de philosophie, certains en quatre ou cinq exemplaires, triturés, annotés, cornés, maltraités. À l’exception des polars, ceux qu’elle lisait par pur plaisir pour se reposer l’esprit et qu’elle maintenait dans un état impeccable.
Son cabinet de l’avenue Mozart dans le 16e arrondissement de Paris était entièrement rempli, lui aussi. De livres, là encore, de papiers griffonnés, de cendriers et de tasses de café vides. “Mais elle était très organisée, elle savait exactement où se trouvait chaque chose”, témoigne Paulus Bolten. Elsa Cayat était surtout dévouée à ses patients. Intellectuels connus ou citoyens lambdas. Riches ou sans-le-sou. Pour ceux-là, elle revenait à l’essence même de la psychanalyse et ne facturait pas ses séances. “Je suis là parce que Cayat - excusez-moi, je l’ai toujours appelée ainsi - m’a sauvé", témoigne cet ancien patient lors de ses funérailles. "_J’avais prévu de mettre fin à mes jours et elle m’a appris à me faire confianc_e.” Jamais malade, jamais déprimée. Un enthousiasme débordant. “Quand on n’était pas bien, on l’appelait, et on se sentait tout de suite mieux”, se souvient l’homme de sa vie.
Peut-être aussi parce qu’Elsa Cayat était une femme totalement libre. “_Elle pouvait, dans un dîner très huppé, donner des coups de coudes à ses deux voisins parce qu’elle se marrai_t” raconte Paulus Bolten. “Et au final, cette liberté amusait beaucoup de gens”. Excentrique malgré elle : du genre à enfiler un manteau de fourrure en plein été. Simplement parce que, souffrant de baisses de tension, elle avait souvent froid. Capable de dire à quiconque ses quatre vérités dès lors qu’elle estimait que celui-ci était prêt à l’entendre.
Une liberté de ton qu’elle avait retrouvée chez Charlie. Sa chronique bimensuelle Charlie Divan explorait des thèmes aussi éclectiques que l’autorité parentale, la Shoah ou les fêtes de fin d’année. “_Noël, ça fait vraiment chie_r”, proclamait ainsi en intitulé son dernier texte pour l’hebdomadaire satirique. Charlie Hebdo dont elle aimait l'exubérance, la joyeuse bande, sa “deuxième famille”. “Quand, pour la première fois, elle me parle de Charlie-Hebdo auquel elle collabore depuis quelques années, j’ai l’impression qu’elle me confie une rencontre amoureuse” écrivait, au lendemain de sa mort, sa tante, la romancière Jacqueline Raoul-Duval.
L’hebdomadaire dont elle aimait les conférences de rédaction et ses vifs débats. Le dernier avait divisé l’équipe sur le roman de Michel Houellebecq _Soumission (_Flammarion), puis avait dérivé sur les banlieues. Ceux dans lesquels la psychanalyste ne manquait jamais d’intervenir, de pester, de s’emporter, de fulminer, portaient sur les femmes. “Ce qu’elle ne supportait pas, c’était qu’on parle des femmes et qu’on les traite comme des objets. Qu’on les réifie, comme elle nous le disait vigoureusement dans les oreilles. Ses réactions étaient d’une véhémence déconcertante” se souvient son collègue Riss dans son livre Une minute quarante-neuf secondes (Actes Sud). Alors, lorsque son compagnon avait trouvé dangereux qu’elle travaille pour Charlie Hebdo, Elsa Cayat avait écarté ses inquiétudes d’un revers de main. Comme elle avait écarté les menaces de mort reçues par téléphone du fait de sa chronique, là encore.
Elsa Cayat défiait la mort, fumait ses deux à trois paquets de cigarettes quotidiens, avalait ses deux litres de Coca-Cola. Et dévorait la vie. Chérissait la bonne chère et sa table d’habituée au Murat, brasserie chic de la porte d’Auteuil à Paris. Enfin, et surtout, Elsa Cayat aimait sa fille Hortense. Elle “ne manquait pas une occasion de me le faire savoir” écrit encore Riss. “'C’est une merveille, c’est une merveille !', répétait-elle.”
Elsa Cayat aimait son métier, on l’a dit. Elsa Cayat aimait la vie, tout simplement. Son dernier ouvrage, paru après sa mort chez Payot, ne disait d’ailleurs pas autre chose. Son titre ? La capacité d’aimer.