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Publié le 5 mars 2020 sur le site du Point
Présent vendredi soir à la soirée des César 2020, j'ai eu le sentiment de vivre en direct le premier pogrom « féministe » de la France d'après-guerre. Jean-Pierre Darroussin refuse de prononcer le nom de « l'innommable » gagnant et crache quelques syllabes dégoûtées. Florence Foresti, animatrice de la soirée, égrène les patronymes de prédateurs sexuels connus, DSK, Epstein, Weinstein avec une allusion à Patrick Bruel en omettant curieusement celui de Tariq Ramadan. Adèle Haenel et Céline Sciamma, dépitées, se lèvent à l'annonce du prix du meilleur réalisateur gagné par Polanski et crient leur honte de la cérémonie. Alors que des manifestantes s'insurgent en dehors de la salle Pleyel, on a vu en quelques heures se succéder une série de symptômes qui rappelaient étrangement la France des années 30, mais avec des acteurs nouveaux. Polanski est d'abord le nom d'une haine de l'homme « blanc, vieux, hétérosexuel, andro centré » pour reprendre les mots d'Adèle Haenel dans une interview au New York Times. Mais au cours de la soirée, cette allergie au mâle blanc s'est muée soudain en catalogue new-look de l'antisémitisme d'hier.
Voilà que l'Affaire Dreyfus fait un retour inopiné en 2020 : les anti-dreyfusards de la fin du XIXe siècle ont trouvé chez nos passionarias des héritières inattendues. Qui est désormais le bouc émissaire dont l'existence, à en croire certaines, déshonore le pays tout entier : un petit juif polonais, citoyen français, qui a échappé à toutes les persécutions, celles des nazis, des staliniens, de la droite morale américaine après l'assassinat de son épouse Sharon Tate mais qui pourrait bien succomber à la vindicte de « féministes » qu'il faudrait appeler plutôt des purificatrices médiévales. C'est Virginie Despentes qui mange le morceau dans un article tout en fureur surjouée, lundi 2 mars dans Libération, lorsqu'elle écrit à l'adresse des jurés des César, tous des hommes « dominants et délinquants » : « Il n'y a rien de surprenant à ce que vous ayez couronné Polanski, c'est toujours l'argent qu'on célèbre dans ces cérémonies, le cinéma on s'en fout. » Le rapprochement est peut-être involontaire, il est du moins maladroit. Qui aime l'argent, le chérit comme un dieu, en fait commerce, usage et usure ? On connaît la réponse. Le Juif, qui est à la fois lubrique et cupide. Il est vrai que Virginie Despentes déchirée entre son idéal de rebelle et son statut de notable des lettres avait manifesté une certaine tendresse pour les tueurs de Charlie Hebdo en 2015 et leurs massacres des douze dessinateurs et collaborateurs du magazine. Ceci explique peut-être cela. Comment des acteurs, des comédiennes et des metteurs en scène qu'on admire, une écrivaine riche et reconnue peuvent-ils basculer ainsi dans la mécanique folle du bouc émissaire ? La haine tient chaud et soude un groupe mieux que tout. Celle que Polanski concentre aujourd'hui a atteint un tel niveau d'incandescence que l'on peut craindre pour sa sécurité.
Le ministre de la Culture s'est transformé en « ministre de la Censure »
« Violeur on te voit, victime on te croit », criaient les protestataires vendredi soir. Les plus radicales hurlaient : « Le kérosène, c'est pas pour les avions, c'est pour brûler violeurs et assassins. » Voici revenue la grande ombre du bûcher qui servait dans l'Europe médiévale à brûler les sorcières, les hérétiques, les Vaudois ou les Cathares, les Maures dans l'Espagne de la Reconquista, les Réformés à partir du XVIe et, bien entendu, les Juifs, à toutes les époques. Des Terriennes, membres d'un groupuscule, ont tweeté, en réaction aux gaz lacrymogènes des policiers : « C'est Polanski qu'il faut gazer. » Ah que ce retour du refoulé est aimable ! Comment se fait-il qu'une certaine extrême gauche d'aujourd'hui ressemble tellement à une certaine extrême droite d'autrefois ? L'historien Léon Poliakov l'avait bien établi : dès qu'une société se fracture en Occident, c'est autour de la figure du Juif maudit qu'elle se ressoude.
l était déjà scandaleux qu'on ait voulu empêcher la projection de J'accuse à sa sortie, tenté de criminaliser les spectateurs, bloqué l'entrée de certains cinémas, même si ces appels ont, par contraste, transformé le film en objet désirable. C'est la bêtise de l'interdit que de rendre attrayant ce qu'il veut empêcher. Le réalisateur franco-polonais est devenu ainsi, en raison de son immense talent, un damné très récompensé. Il est encore plus désolant que le ministre de la Culture se soit transformé en « ministre de la Censure », en regrettant l'attribution du prix du meilleur réalisateur à Roman Polanski. Tout aussi déplacées les interventions de Sibeth Ndiaye et de Marlène Schiappa qui se sont jointes d'une seule voix à la curée. Que je sache, nous sommes en France et non dans l'URSS d'hier. Il faut dans cette attitude faire la part du conformisme : comme l'a bien établi René Girard, si vous ne voulez pas être crucifié, vous devez participer vous-même à la crucifixion.
Samantha Geimer est honnie par les féministes doloristes
On le sait, Roman Polanski, condamné en 1977 pour viol sur mineur, a plaidé coupable. Il a fait 42 jours de prison et payé une forte amende dans la tradition juridique américaine. Incarcéré à nouveau en 2009 à Zurich pour deux mois, après qu'une demande d'extradition a été adressée à Berne par la justice californienne, il a été relâché, les autorités helvétiques jugeant le dossier non concluant. Sa victime, Samantha Geimer, non seulement lui a pardonné, mais l'a félicité pour les différentes récompenses qu'il a reçues. Elle a en 2009 supplié la justice américaine d'abandonner les poursuites contre son ancien agresseur et se dit débarrassée du traumatisme de l'agression. Elle s'est reconstruite, mène une vie parfaitement heureuse. À l'envers de tout le courant actuel, elle refuse de faire de l'état de victime une identité, ce qui lui vaut d'être honnie à son tour par les féministes doloristes.
Mais l'affaire Polanski ne fait que commencer : une série d'accusations tombe en rafales. Un citoyen israélien, producteur et agitateur, Matan Uziel, promet de payer 20 000 dollars à toute personne qui pourrait incriminer Roman Polanski et reçoit les témoignages de cinq femmes, âgées de 9 à 15 ans au moment des faits présumés. D'autres vont suivre jusqu'à Valentine Monnier en novembre 2019, trois jours avant la sortie du film, dont Polanski conteste la version. Les actes sont prescrits, aucune poursuite judiciaire n'est aujourd'hui engagée contre le cinéaste. Là est son crime. Il n'y a aucune preuve, ce qui est bien la preuve ultime de son ignominie. Comme me l'objectait une journaliste, quand douze femmes vous accusent, c'est que vous êtes coupable. Polanski avait déjà répondu à ce type d'arguments : un mensonge, répété 1 000 fois, devient une vérité. Le cinéaste est ainsi devenu la figure du Monstre, celui dont la mort ou la disparition soulagerait les tensions de la communauté. Dans son cas, la présomption d'innocence s'est muée en certitude d'infamie. Quoi qu'il dise, il est inaudible. Dénoncer suffit : c'est la pratique américaine du name and shame. Le simple énoncé de votre nom suffit à vous placer sur un Mur de la honte où vous serez exposés à la colère de tous.
Le lynchage restera toujours l'arme favorite des impatients
Ce n'est pas seulement le droit de Roman Polanski à une défense argumentée qu'il faut défendre, c'est l'existence d'une justice démocratique qui ne dépende pas du tribunal de l'opinion, lequel transforme la foule en meute. Il a fallu tant de siècles, depuis l'Ancien régime, pour instaurer les garanties d'un procès équitable, installer la séparation des pouvoirs et construire un État de droit. Mais nos enragées balayent ces acquis. Foin des procédures complexes, des contre-interrogatoires, du travail des avocats, de la délibération des juges. La justice est lente, imparfaite ; le lynchage restera toujours l'arme favorite des impatients. Si une femme pointe un doigt vengeur sur un homme, surtout s'il est blanc, le voilà immédiatement incriminé. La lutte contre le viol et les agressions sexuelles est fondamentale. Et il faut saluer comme une victoire les avancées en matière de répression des crimes commis sur les femmes et les enfants. Mais ces progrès risquent de se transformer en exécration du genre masculin tout entier. Tout individu pourvu d'un pénis est un tueur en puissance : car le pénis, vous le savez, est une arme de destruction massive.
Le réalisateur Ladj Ly a été condamné à 3 ans de prison pour violences et voies de fait, dont un avec sursis : malgré quelques proclamations insultantes vis-à-vis de la féministe Zineb El Rhazoui, on estime à juste titre qu'il a payé sa dette à la société et que la récompense des Misérables est méritée. Ladj Ly est un jeune de banlieue, musulman et « racisé » selon la novlangue actuelle. Polanski, lui, n'a droit à aucune indulgence. Rien n'apaisera jamais son crime : celui d'être ce qu'il est, un homme blanc, hétérosexuel, vieux... et juif. Il est préoccupant que la grande cause du féminisme se dévoie dans ces passions mauvaises.