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Par Marc Knobel
Publié le 15 décembre, dans L’Obs
« Expliquons. Dans un petit texte, le tribun, roi des insoumis, dit “ne pas être étonné du terrible revers électoral du parti travailliste de Jeremy Corbyn”, qui devrait selon lui “servir de leçon”. Il énumère ensuite, les “leçons” de cet échec et écrit, entre autres choses, ceci :
“Corbyn a passé son temps à se faire insulter et tirer dans le dos par une poignée de députés blairistes. Au lieu de riposter, il a composé. Il a dû subir sans secours la grossière accusation d’antisémitisme à travers le grand rabbin d’Angleterre et les divers réseaux d’influence du Likoud (parti d’extrême droite de Netanyahu en Israël). Au lieu de riposter, il a passé son temps à s’excuser et à donner des gages. Dans les deux cas, il a affiché une faiblesse qui a inquiété les secteurs populaires.”
Nous aurions pu penser que Jean-Luc Mélenchon aurait été plus au fait de certaines questions délicates et qu’il eut été justement informé des choses pénibles qui se passent de l’autre côté de la Manche. Mais, c’est oublier – pour reprendre une très vielle et fameuse expression – qu’au pays des aveugles, les borgnes sont rois.
Les Britanniques de confession juive qui, tout au long de leur vie, ont voté, adhéré, milité pour le parti travailliste, ont eu une conscience véritable de gauche. Ils ont cru en des idéaux. Ils ont su partager un élan de solidarité et de militantisme avec d’autres, qui ne partagent pas la même religion qu’eux. Mais, depuis quelques années certains ont vécu/vivent/des situations difficiles. Ils sont insultés, certains ont été menacés, uniquement parce qu’ils sont Juifs. Sachez, monsieur Mélenchon, que près d’un millier de plaintes pour antisémitisme ont été déposées par des militants au sein du département chargé des plaintes et des conflits au Labour.
Sachez, monsieur Mélenchon, que de hauts responsables travaillistes y sont accusés d’ingérence dans la gestion des affaires d’antisémitisme alors que l’équipe chargée de gérer les conflits au sein du parti est censée fonctionner indépendamment des structures politiques du mouvement, y compris du bureau de son chef de file, Jeremy Corbyn.
Cette information avait été révélée par la BBC, le 10 juillet 2019, qui n’est pas – faut-il le rappeler ? – un agent du Mossad. Ce n’est pas une vue de l’esprit et c’est faire insulte à leur militantisme de gauche que d’ignorer ces faits. D’ailleurs, monsieur Mélenchon, ce n’est pas parce que les militants de confession juive du Labour seraient les porte-parole du Likoud en Israël (qui est un parti de droite) et/ou les agents du Mossad, qu’ils ont été ainsi malmenés. Il faudrait une sacrée dose de culot pour distiller éventuellement ainsi le doute et l’erreur. Ils n’ont pas attendu les prétendues consignes de je ne sais qui, ou le rappel à l’ordre du grand rabbin de Londres, fut-il grand rabbin.
D’ailleurs, notez, monsieur Jean-Luc Mélenchon, que ce n’est pas la première fois non plus que Jeremy Corbyn était accusé d’antisémitisme dans ce pays. Mais, cette fois, il est vrai, la charge est venue du grand rabbin Ephraïm Mivris lui-même. “La manière dont la direction [du Labour] a traité le racisme anti-juif est incompatible avec les valeurs britanniques dont nous sommes si fiers – celles de dignité et respect pour tous”, a écrit ce haut dignitaire religieux dans une tribune publiée, le mardi 25 novembre 2019, par le quotidien “Times”.
Je vous prie, monsieur Jean-Luc Mélenchon, de noter la date, car elle est très tardive. L’article a été publié le 25 novembre 2019, seulement. Et quand bien même ? Les militants du Labour peuvent se forger leur propre opinion sans avoir à attendre que le grand rabbin exprime la sienne. N’est-ce pas ? Là encore, c’est insulter leur intelligence, c’est insulter leur militantisme de gauche. Par contre, le fait que vous pointiez du doigt justement le grand rabbin nous intrigue. Car l’accusation est peut-être paramétrée. En tout cas, elle est posée et elle fait tâche.
Ce n’est pas non plus de la faute des Juifs de ce pays si Jeremy Corbyn a perdu les élections. La population juive est estimée à 300 000 personnes sur 55,98 millions d’habitants en 2018. C’est peu, n’est-ce pas ? Mais vous semblez leur attribuer un pouvoir exponentiel qu’ils n’ont pas. Pareillement pour le Likoud en Israël. Pensez-vous réellement que le premier ministre israélien à cette faculté qu’il pourrait influer sur près de 40 millions d’électeurs britanniques ? Ce faisant, marcheriez-vous dans les plates-bandes des nombreux complotistes qui voient chaque jour en chaque chose, le poids des sionistes, d’Israël et des Juifs ?
Si Jeremy Corbyn a perdu les élections, monsieur Jean-Luc Mélenchon, il le doit à lui-même. Il le doit à ses déficiences, ses incohérences et au fait que le Labour est rouillé de l’intérieur, qu’il prend de l’eau de partout. La question essentielle en Angleterre a été celle du Brexit. Et non, celle de l’antisémitisme au Labour, même s’il fut dénoncé par la presse, par des associations et, il est vrai, par les conservateurs britanniques. Mais, pour ces derniers, c’est de bonne guerre, n’est-ce pas ?
Les indécisions de Jeremy Corbyn par rapport à ce sujet expliquent sa défaite. Le Labour est un parti vieillissant d’une gauche à bout de souffle, comme le sont aujourd’hui nombreuses gauches, partout ailleurs dans le monde. Serait-ce aussi de la faute d’Israël ou des Juifs ?
Vous dites que Jeremy Corbyn a passé son temps à s’excuser. C’est faux et c’est un mensonge. Alors qu’il était interviewé par la BBC, fin novembre 2019, le dirigeant du parti travailliste britannique a refusé de s’excuser pour les propos de nature antisémite qui ont circulé au sein de son parti. Il est vrai cependant qu’en août, Jeremy Corbyn avait reconnu que le Labour connaissait un “réel problème” d’antisémitisme, en publiant une tribune dans The Guardian. S’il l’a reconnu lui-même, c’est bien que le problème existe, non ?
Monsieur Jean-Luc Mélenchon, il faut faire un examen de conscience et s’interroger sur ces dérives. Que la gauche pose les vraies questions. Si les Juifs, aux Etats-Unis comme ailleurs, ont souvent été (sont encore) des militants, des sympathisants, des électeurs de gauche, ils s’en détournent aujourd’hui. Parce qu’ils comprennent qu’au nom de votre détestation d’Israël, celle de la gauche radicale, on ne veut plus d’eux non plus. Ils comprennent qu’on est ainsi prêt à sacrifier les Juifs sur l’autel d’un militantisme borné, et ce faisant rétrograde.
Est-ce cela, ce que la gauche est devenue aussi ?
Marc Knobel est historien et membre du Crif. Il est notamment l’auteur en 2013 de « Haine et violences antisémites. Une rétrospective 2000-2013 » (Editions Berg International).