- English
- Français
C’est à cet effet que nous avons demandé à plusieurs intellectuels et acteurs du monde de l’éducation de bien vouloir contribuer à notre revue annuelle. Si les textes publiés ici n’engagent pas la responsabilité du Crif, ils permettent cependant d’ouvrir un espace de débat et de réflexion. Ils sont traversés par le souci d’interroger et de comprendre la situation des nouvelles générations, les problématiques liées à la transmission de la mémoire et de l’histoire juive, ainsi que les défis et enjeux qui agitent aujourd’hui, dans notre France républicaine, le milieu de l’enseignement (laïcité, usages du numérique et des réseaux sociaux, wokisme…).
Le Crif remercie les contributeurs de cette revue d’enrichir ainsi notre réflexion.
Tenir la promesse républicaine de l’École, par Serge Barbet
Renforcer l’esprit critique des jeunes générations est au cœur de la promesse républicaine de l’École. À l’ère numérique, cette mission s’avère pourtant complexe tant les usages des plateformes et des réseaux sociaux ont transformé le rapport des populations à l’information, pour le meilleur et pour le pire.
Comment former des esprits libres et éclairés, capables de développer par eux-mêmes une pensée et une opinion au milieu du chaos informationnel des fake news, des discours de haine, des théories du complot et des campagnes de propagande qui prolifèrent dans des crises aussi profondes que la pandémie ou la guerre en Ukraine ? Cette tâche s’avère d’autant plus ardue lorsque la quasi-totalité des enfants de plus de 12 ans possède un smartphone [1], que l’accès aux réseaux sociaux se fait de plus en plus tôt, bien avant l’âge légal des 13 ans, et que c'est en majorité par ces canaux qu’ils s’informent ou font leurs recherches.
Éduquer aux médias et à l’information les plus jeunes de nos concitoyens a donc tout à voir avec la démocratie. L’enjeu est déterminant pour l’éveil d’une conscience civique, donnant à chacun la capacité de discerner les usages responsables du numérique, d’interpréter les flux qui strient nos sociétés, de distinguer connaissances et croyances, de déceler ce qui, dans le magma de l’infobésité, relève de la fausse nouvelle, du discours de haine ou du complotisme. C’est en cela que l’éducation aux médias et à l’information (EMI) est devenue constitutive du parcours citoyen de l’élève. Priorité vécue comme telle par les familles et réaffirmée dans plusieurs rapports [2] qui tous convergent vers cette idée que s’informer doit s’apprendre dès l’École, mais aussi que tous les publics sont concernés par la nécessité que l’homo numericus soit aussi un cybercitoyen actif.
Idée que les attaques contre notre République n’ont cessé de raffermir, suscitant des mobilisations d’ampleur inédite de l’ensemble des acteurs de la citoyenneté, en particulier ceux de l’enseignement et des médias. Au sein du système éducatif, les activités du centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information (CLEMI) ont ainsi décuplé depuis l’attentat contre Charlie Hebdo. Abrité au sein du Réseau Canopé et s’appuyant sur un réseau national, le CLEMI est notamment chargé de la formation des enseignants à l’EMI. Dans une volonté de généralisation de cet enseignement transversal, le ministère de l’Éducation nationale a créé début 2022 [3] des référents et des cellules académiques chargés de favoriser l’appropriation de ces enjeux par l’ensemble de ses personnels. Ces efforts portent dans la diffusion d’une culture médiatique au sein d’un corps de près d’un million d’enseignants de plus en plus sollicité et que l’assassinat de Samuel Paty par un terroriste islamiste a profondément marqué. Diplômés et qualifiés en information-documentation, les professeurs documentalistes peuvent aider ces enseignants dans les collèges et lycées à s’engager dans des activités au cours de l’année ou à l’occasion d’actions spécifiques, comme la Semaine de la presse et des médias dans l’École. L’engagement des professeurs des écoles et des enseignants de toutes les disciplines s’intensifie à chaque nouvelle édition. Il s’agit notamment de s’attacher aux fondamentaux de l’EMI, en apprenant aux élèves à questionner les sources d’une information, à en vérifier la fiabilité, à en décrypter le sens et les intentions.
Aussi évident semble-t-il, cet objectif nécessite un certain nombre de prérequis. Former les élèves à l’analyse critique des contenus en partant de ce qu’ils consultent, leur faire produire de l’information et des médias scolaires, les initier au travail d’enquête journalistique sont autant d’exemples à l’œuvre. Outre l’acquisition de connaissances et de compétences essentielles pour la maîtrise des enjeux de citoyenneté numérique, ces activités favorisent les apprentissages fondamentaux des humanités et des sciences. C’est dans ce croisement que peut se penser la lutte contre les fausses informations, les discours de haine et les théories du complot. L’objectif étant d’aider les jeunes générations à mieux comprendre les environnements informationnels qui les entourent, tels que le sociologue québécois Serge Proulx [4] les définit : « Des univers sociaux et symboliques où circulent et s’échangent des signes, des images, des messages – qui met en relief le rôle privilégié qu’y jouent les médias dans le façonnement des formes culturelles. » L’engagement ne cesse de s’élargir : formateurs, enseignants, journalistes, documentalistes, acteurs institutionnels et associatifs, éducateurs de tous les milieux sociaux et culturels s'associent dans ce qui s’apparente de plus en plus à des formes de résilience et de résistance face aux discours obscurantistes à l’œuvre. Cela consiste pour nos démocraties libérales à élever le degré de conscience des populations au danger que constituent les pièges du mensonge, de la désinformation, des discours haineux, des théories complotistes et des entreprises de propagande quand ceux-ci semblent « remplir la vie de l’humanité », pour paraphraser l’historien Marc Bloch quand, il y a un peu plus d’un siècle, paraissaient ses « Réflexions sur les fausses nouvelles de la guerre ».
Rarement, dans les temps qui sont les nôtres, telle mobilisation n’aura résonné avec autant d’écho.
Serge Barbet, Directeur délégué du CLEMI
Notes :
[1] Source : Insee Focus n° 259 – 24 janvier 2022
[2] Rapports « L’École dans la société du numérique » Assemblée nationale, Commission des affaires culturelles et de l’éducation – 10 octobre 2018. Avis du CESE « Les défis de l’Éducation aux médias et à l’information » – 11 décembre 2019. Groupe d’experts « Renforcer l’EMI et la citoyenneté numérique », 1er juillet 2021. « Les Lumières à l’ère du numérique », 11 janvier 2022.
[3] Circulaire du 24-1-2022 « Généralisation de l’EMI » NOR : MENE2202370C. MENJS - DGESCO - C – MEAC
[4] Serge Proulx ; « Écologie des médias : une ouverture critique » in P.Y. Badillo, p. 71-79, éd. Écologie des médias, Bruxelles, Éditions Bruylant, Bruxelles, 2008
Biographie :
Ancien journaliste, Serge Barbet a été nommé en 2014 conseiller en charge des relations presse auprès de la ministre des Droits des femmes, de la ville, de la jeunesse et des sports, puis conseiller auprès de la ministre de l'Éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche chargé, notamment, de l'éducation et des médias d'information (CLEMI) et siège depuis 2020 à l'Observatoire "Égalité, Éducation et Cohésion sociale" au sein de l'Autorité publique française de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM). En 2021, il a présidé le groupe d'experts créé après l'attentat contre Samuel Paty, chargé du rapport "Pour renforcer l'éducation aux médias et à l'information et la citoyenneté numérique" remis le 1er juillet 2021 au ministre de l'Éducation nationale, de la jeunesse et des sports.
Cet article a été rédigé dans le cadre de la parution de la revue annuelle du Crif. Nous remercions son auteur.