- English
- Français
Publié le 31 octobre dans Le Monde
Une lourde page du procès du 13-Novembre se tourne. Entamé cinq semaines plus tôt, le chapitre consacré aux parties civiles s’est achevé vendredi 29 octobre. Les trois journalistes du Monde qui couvrent l’audience évoquent les sentiments qui les ont traversés au fil des centaines de dépositions qui ont replongé la France dans la nuit des attentats et marqué l’histoire judiciaire.
Mardi 28 septembre, on a ouvert les guillemets. Un prénom, un nom qu’on tairait. Et une sorte d’adresse, comme une étiquette. Stade de France : première explosion porte D, deuxième explosion porte H, troisième explosion McDonald’s ; rue Bichat : Le Carillon, Le Petit Cambodge ; rue de la Fontaine-au-Roi : La Bonne Bière, Le Casa Nostra ; rue de Charonne : La Belle Equipe ; boulevard Voltaire : Le Comptoir Voltaire. Et enfin Le Bataclan : entrée, fosse, travées, bar, balcon, toilettes, couloir, fenêtres, combles, toit.
Entre 300 et 350 – on n’a pas noté le chiffre exact – récits de rescapés des attentats ou de proches des victimes décédées. A la première personne.
On ne faisait pas les malins ce jour-là, à l’entrée du tunnel. On se disait que les cinq semaines prévues pour sa traversée allaient être longues, très longues. Et on le pensait plus encore après les deux premières heures. Philippe D., c’est par lui que ça a commencé. Major de la garde républicaine qui patrouillait à cheval aux abords du Stade de France où se tenait le match amical France-Allemagne en présence du président de la République, François Hollande. Après lui, cinq autres de ses hommes et quasiment cinq fois le même récit de pas grand-chose. Mais en revanche un flot d’amertume de la part de ces cavaliers qui se sentaient oubliés – « on n’existe même pas dans cette histoire » – et maltraités par une hiérarchie qui, selon eux, n’avait pas reconnu à sa juste mesure leur bravoure et le traumatisme qui s’en était suivi.
Le major avait beaucoup insisté pour que soient diffusées quelques secondes d’une vidéo de téléphone portable, floue et sombre, sur laquelle on devinait plus qu’on ne voyait des hommes en bleu secourir les premiers blessés atteints par les projectiles du gilet explosif d’un terroriste. Comme un gage de « on y était ».
Ils avaient beau raconter, nous, on n’y était pas. On entendait leur émotion et leur souffrance, on notait leurs phrases mais, comment dire, on n’entrait pas. Et c’était ça notre principale crainte, en ce premier jour. Ne pas éprouver. Rester là, assis sur notre banc de la presse, comme des spectateurs distants, étrangers à l’océan de traumatismes et de deuils qui allaient se déverser.
Ça n’a pas duré. Une autre crainte est venue la balayer. Eprouver trop. Sortir chaque jour défaits et asphyxiés par la noirceur et être tout aussi incapables d’en rendre compte. A cela non plus, on n’a pas échappé.
Mais il y a la force du lieu. Au départ, ce lieu n’était rien. Une bulle lumineuse de 700 mètres carrés posée à même le sol. Une structure éphémère. Aussi légère que sont épais les murs du vieux palais de justice de Paris. Son nom même était une abstraction : « salle Grand Procès ». Ce lieu est devenu tout. Sur ses parois lisses s’est imprimé le récit de la terreur. Des colonnes de colère, de pitié, de violence, de chagrin, de grâce et de beauté se sont élevées. Les mots l’ont sacralisé.
Dans le récit qu’il livre de son expérience de témoin des témoins au procès des attentats de janvier 2015, Notre solitude (Les Echappés, 187 p., 18,50 euros), l’écrivain Yannick Haenel décrit magistralement la métamorphose que la barre d’une salle d’audience, « ce petit espace vide au milieu du prétoire », produit sur ceux qui viennent y déposer. « Dans les villes antiques, au milieu des constructions, il y a toujours un trou qui échappe à la fonction utilitaire. On l’appelle le mundus (le monde). C’est par là que les morts communiquent avec les vivants. On croit peut-être que ce trou vient en plus, mais en réalité les villes s’organisent autour : c’est ce trou qui est le monde. Il en est de même avec la barre : le tribunal n’est qu’un décor édifié autour de cet espace où les témoins font une expérience intérieure. »
A l’appel de son nom, une silhouette se lève et s’avance sous les regards des autres parties civiles, ceux de la cour, ceux des accusés derrière leur box sécurisé, ceux des avocats de part et d’autre du prétoire et son visage en gros plan apparaît alors sur les écrans. « Le 13 novembre 2015, j’étais… »
Leurs guillemets se sont refermés vendredi 29 octobre.
Les journalistes inquiets s’étaient murmuré la question à l’entrée du tunnel : comment faire face à la profusion des témoignages ? Que prendre, que laisser ? Comment composer avec les inévitables redondances ? Comment rendre compte de cet objet judiciaire non identifié qu’allait constituer le récit à quelque 350 voix d’une même soirée ? En somme : que fallait-il mettre entre ces guillemets ?
Nous y avons mis les mots délicats de Maya, qui a raconté comment deux de ses meilleures amies et son époux étaient morts sous ses yeux au Carillon ; les mots vertigineux de Guillaume, que le terroriste Samy Amimour tenait en joue sur la scène du Bataclan lorsqu’il fut abattu par un policier héroïque ; les mots bouleversants de Gaëlle, sur la reconstruction sans fin de son corps et son visage meurtris par les balles.
Nous n’y avons pas mis les mots d’Aca. Aca est un quinquagénaire d’origine serbe, il est venu à la barre avec sa femme, qui est en fauteuil roulant. Le 13 novembre 2015, avec Snezana, Mirjana, Vladimir, ou encore Tina, ils vendaient des écharpes de foot devant le Stade de France. Ils ont été touchés par l’explosion du troisième kamikaze, près du McDonald’s. Tous deux ont reçu beaucoup de boulons, elle a été touchée au cerveau.
Face à la cour, Aca a parlé, parlé, parlé, sans pouvoir s’arrêter, son témoignage est parti dans tous les sens, son expression n’était pas forcément belle – « Si j’aurais été con, je m’aurais déjà suicidé au moins dix fois » –, ses mots étaient parfois terriblement maladroits – il a dit de sa femme handicapée, qui souriait à côté de lui : « Si vous l’aviez vue avant, elle était beaucoup plus belle… De toute façon elle comprend plus rien de ce que je lui dis. »
Nous n’avons pas mis les mots d’Aca entre guillemets, nous n’avons pas parlé des vendeurs d’écharpes du stade de France, et c’est un regret. Parce que ces cinq semaines de dépositions, ce fut Maya, Guillaume, et Gaëlle, mais ce fut aussi Aca. Ce fut délicat, vertigineux, bouleversant, mais ce fut aussi des récits interminables, décousus, mal écrits, mal lus, répétitifs, parfois gênants, qui restaient néanmoins des récits du 13-Novembre.
Nous avons privilégié ceux qui sortaient du lot et comportaient des détails marquants, mais il y en a eu tant qu’il a parfois semblé absurde de citer telle partie civile plutôt que telle autre, et de donner ainsi l’impression que telle victime valait mieux que telle autre. Jamais on avait à ce point ressenti la frustration du chroniqueur judiciaire qui ne peut pas tout raconter.
Pourquoi ne pas avoir mentionné François, qui a évoqué avec tant de finesse cette « anomalie existentielle » qu’a constituée la perte de son fils Matthieu ? Pourquoi ne pas avoir cité Emilie et Alice, qui ont raconté, avec leurs mots enfantins, cette autre anomalie existentielle qu’a constituée la perte de leur père Manuel, alors qu’elles avaient 7 et 10 ans ? Pourquoi ne pas avoir retranscrit les « r » qui roulent et les mots pleins de sagesse de Rony, le grand-père de Lola, morte, comme les deux autres, au Bataclan ?
On ne sait pas vraiment. Parce que l’horreur et la détresse racontées pour la centième fois à la barre nous semblaient moins dignes d’être publiées que la première ? Pour nous – pour vous – éviter l’overdose ? La répétition des souffrances a fini par nous atteindre. Certaines parties civiles nous ont entraînés dans leurs abîmes, la noirceur de leur récit a déteint sur nous. On a bu leur malheur jusqu’à la lie, le retranscrire dans un article est devenu trop pénible.
« Il y a autant de 13-Novembre qu’il y a de victimes », a suggéré l’une d’elles. Aurait-il donc fallu raconter tous ces 13-Novembre ? « Chaque témoignage permet de construire l’édifice immense du souvenir, a dit le père d’un mort. Chaque témoignage est un pixel, et la somme de tout cela, en prenant un peu de recul, permet d’appréhender l’image globale. »
Face à l’événement historique du 13-Novembre, Le Monde avait publié un bref portrait de chacune des 130 personnes tuées ce soir-là dans son « Mémorial ». Fallait-il aussi choisir l’exhaustivité pour le procès, et mentionner, pour l’histoire, chacune des prises de parole ? La question s’est posée. Aurait-il fallu, comme certains confrères et consœurs, « live tweeter » l’intégralité de l’audience ?
Cette solution chronophage est la seule, en attendant la diffusion, dans cinquante ans, des images du procès, qui offre aux lecteurs tous les « pixels » de la soirée du 13-Novembre. A cette limite près : on n’a entendu « que » 150 rescapés du Bataclan – 1 200 n’ont pas souhaité parler –, et les proches de la moitié des 90 victimes tuées dans la salle ce soir-là : tous les recoins n’ont pas été racontés, il manque beaucoup de petites histoires dans la grande, la mosaïque reste forcément incomplète.
On a vu beaucoup de gens qui ont vu, mais on n’a pas vu tous ceux qui ont vu. Et on n’a pas vu ce qu’ils ont vu.
Ce qu’on nous montre, ce qu’on voit, par Soren Seelow
On n’a pas vu de cadavres au procès des attentats du 13 novembre 2015. Ou bien furtivement et de très loin, comme par effraction. On n’a pas vu la fosse du Bataclan devenue charnier, les corps tombés des tables de La Belle Equipe. On a vu des silhouettes de couleurs dessinées sur un schéma, des pastilles vertes sur des plans en 3D, des carrés blancs sur des photos censurées. La justice a fait le choix de la pudeur pour ce procès, à rebours de celui des attentats de janvier 2015, où les photos de corps dans la rédaction ensanglantée de Charlie Hebdo avaient provoqué l’émoi. Les rares documents diffusés à l’audience ont cette fois été soigneusement sélectionnés, afin de ne pas ajouter au traumatisme des victimes.
Sans l’avoir sous les yeux, on a pourtant « vu » l’inmontrable au cours de ces cinq semaines consacrées aux parties civiles. On quittait chaque soir la salle d’audience la rétine imprimée d’images indélébiles, fabriquées à partir des récits des rescapés. Les « montagnes de corps » de la fosse, on les a « vues », les corps qui se couchent « comme un champ de blé » aussi. La puissance d’évocation des mots des survivants a ancré dans les mémoires cette multitude de rencontres avec la mort plus profondément qu’aucune photo.
Chacun ressortait de cette épreuve avec « ses » images de la terreur. Mais aucune ne ressortait du dossier d’instruction. La mort froide, obscène et objective des procès-verbaux, le cadavre de celui ou celle qui riait encore quelques secondes plus tôt, n’ont pas pénétré dans la salle d’audience. Quel degré d’horreur une cour d’assises peut-elle assumer au nom de la manifestation de la vérité ? Cette question, nous nous la sommes tous posée depuis le début de ce procès. Jusqu’où faut-il montrer pour voir ? Faut-il entendre les enregistrements des cris pour mesurer l’absurdité d’un massacre ? Chacun, y compris dans les rangs des parties civiles, a sa réponse, sa sensibilité, qui a parfois évolué au fil du procès.
Au terme de ces cinq semaines aux confins du monde des vivants, Arthur Dénouveaux, président de l’association de victimes Life for Paris et rescapé du Bataclan, a porté cette interrogation silencieuse à la barre, jeudi 28 octobre : « Je pose la question de savoir si, après cinq semaines de témoignages aussi durs, on a toujours besoin de prendre ces précautions, si ça n’apporterait pas aux débats d’avoir une sélection, peut-être quelques images de loin. » « On va y réfléchir, répond le président de la cour, Jean-Louis Périès. J’avoue que je me suis posé la question, aussi, au cours des débats… » Le lendemain, le président a avancé d’un pas : « Je me demande si d’autres éléments d’enregistrement ou des images ne doivent pas être diffusés au cours de ce procès. Je vous avertirai. »
Arthur Dénouveaux a demandé à projeter une courte vidéo du concert des Eagles of Death Metal, tournée dans la fosse avant l’irruption des terroristes : une forêt de bras s’agite en rythme, les corps sautent, le chanteur chante « I only want you »… Ces images ne montrent pas les attentats. Mais elles ont la force du document et restituent, autrement que les mots, un morceau de vérité. En voyant la densité des corps, serrés les uns contre les autres, on a saisi brutalement la réalité des « champs de blé » évoqués ces dernières semaines, on a compris que les « montagnes de cadavres entassés sur un mètre » n’étaient pas qu’une image.
Cette vidéo donne surtout à voir ce que les terroristes ont vu en entrant dans la salle avant de tirer dans le dos de cette foule joyeuse qui ondulait comme une vague. Des dos, pas des visages. « Le visage est ce qui nous interdit de tuer », écrivait Levinas. On repense à cette déclaration de Salah Abdeslam, au début du procès : les terroristes n’ont « rien de personnel » contre les victimes, disait-il, « on a visé la France, et rien d’autre ».
Le terrorisme est un crime métonymique : il vise la partie pour le tout. Il suppose une abstraction, une déshumanisation des vies sacrifiées. On s’interroge : un procès qui occulterait tout à fait les corps de ces vies sacrifiées ne risquerait-il pas de renforcer cette abstraction ? L’évocation des disparus, brièvement ressuscités par des portraits pleins de vie projetés sur l’écran de la cour d’assises, a ébranlé les acteurs de ce procès et, il n’est pas interdit de le penser, certains accusés. Mais aucun n’a été confronté aux conséquences crues, abjectes, concrètes d’un attentat de masse : les cadavres des personnes assassinées aveuglément. Personne n’a envie de voir ces images, même en plan large, peut-être faut-il tout de même en montrer certaines.
En attendant leur éventuelle diffusion, la cour a évolué sur les « précautions » qui entouraient jusqu’ici un autre document : l’enregistrement sonore, capté par un dictaphone, de la tuerie du Bataclan. La retranscription d’un extrait de cet audio, d’une durée totale de 2 heures et 38 minutes, avait été lue, au début du procès, par un policier qui prêtait maladroitement sa voix aux terroristes. Cet exercice impossible de ventriloquie avait révélé les limites de certaines pudeurs de cette audience. Les semaines ont passé, la cour propose cette fois de diffuser l’extrait et d’entendre directement la voix des tueurs. Pour la première fois, on a distingué celle, posée, qui justifiait ces attaques par les bombardements en Irak et en Syrie, de celle, plus nerveuse, qui lançait entre deux tirs : « Je t’avais prévenu de pas bouger. »
« Merci beaucoup, a dit Arthur Dénouveaux. Aussi difficile que ce soit à entendre, ça permet de se rendre compte d’une autre manière de l’horreur. » David Fritz-Goeppinger, un autre rescapé du Bataclan, a confié son sentiment après la diffusion de cet enregistrement dans son journal de bord du procès : « Six années à vivre avec ces sons. (…) À l’écoute de l’audio, je me rends compte que tous mes souvenirs étaient justes et dans l’ordre, et que les voix qui me hantent ont bel et bien existé. (…) Au fond de moi, je sens des blocs de mémoire se déplacer et changer de forme. » Pour nous, observateurs, des blocs de réalité brute ont figé ces interminables minutes.
A compter de mardi 2 novembre, le procès ouvre un nouveau chapitre de son exploration des attentats du 13-Novembre. Les récits des victimes vont céder la place à ceux des accusés, invités à s’exprimer sur leur « personnalité » avant de répondre, plus tard, sur les faits qui leur sont reprochés.