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Publié le 11 Janvier 2023

L'entretien du Crif - Frédéric Encel, géopolitologue et essayiste : "Aux Européens d’avancer vers l’Europe puissance !"

Docteur en géopolitique de l’Université Paris VIII, professeur de relations internationales à la Paris School of Business, Maître de conférences à Sciences-Po Paris, lauréat du Premier Prix du Concours de la Résistance et de la Déportation 1987, Frédéric Encel est l’auteur notamment de « Géopolitique du sionisme » (Armand Colin, 2009), « Géopolitique du Printemps arabe » (PUF, 2015), et des « Voies de la puissance » (Odile Jacob, 2022, Prix du Livre géopolitique). Il réédite par ailleurs en février 2023 « l’Atlas géopolitique d’Israël » (Autrement, 6ème éd.). Il répond à nos questions sur les enjeux géopolitiques actuels qui concerne l’Europe comme le Proche-Orient, et le sens des Assises nationales contre le négationnisme, qu’il organise le 8 février.

Le Crif : La guerre lancée par la Russie de Poutine contre l’Ukraine dure depuis un an. Quel est, non pas votre pronostic mais votre analyse concernant la durée de cette guerre, des rapports de forces en présence en ce début d’année 2023 ?

Frédéric Encel : Le temps joue incontestablement en faveur de l’Ukraine puisque, d’une part, ses armements et munitions sont remplacés au fur et à mesure par des matériels occidentaux tout à fait performants, d’autre part, Poutine a échoué à créer une quelconque coalition sérieuse derrière lui. À cet égard, il faut cesser de parler d’alliance entre Moscou et Pékin ! Aucun soldat ni aucune arme en provenance de Chine ne se trouve sur le front, et même un soutien diplomatique complet et indéfectible fait défaut. Quant aux États du Sud prétendument neutres, soit ils attendent de voir où penchera la victoire pour « voler à son secours » – et ce ne sera pas du côté russe –, soit ils ne pèsent géopolitiquement presque rien, notamment en Afrique subsaharienne, eu égard à leur produit intérieur brut (PIB) et à leurs capacités militaires… Même en termes de motivation des soldats, de la souplesse du commandement, ou encore de la qualité des équipements personnels, l’armée russe qu’on vantait avant le 24 février 2022 s’avère défaillante (cf. mes récentes chroniques dans L’Express).

S’agissant de la durée de la guerre, elle procède de la guerre elle-même, intrinsèquement ; c’est-à-dire que trop d’observateurs ouest-européens ont fait assaut de naïveté en la croyant définitivement abolie, au moins sur le continent européen. Or, non seulement les conflits peuvent presque toujours et en quasiment tout lieu éclater, mais leur durée n’est jamais prédéterminée ; on sait quand commence une guerre, jamais quand elle se terminera. Cette pensée magique est à la fois exaspérante d’un point de vue intellectuel, – la guerre (y compris dans sa version longue) n’a jamais tout à fait disparu depuis au moins les premières cités nilotiques et sumériennes –, et dangereuse car impliquant une forme de désarmement moral, voire de désarmement tour court, comme on le voit dans nombre d’États européens justement. Je vous dirais que si d’un côté, l’Occident ne fournit pas d’armements lourds en quantité plus importante comme des chasseurs-bombardiers (au risque de la co-belligérence), et si de l’autre, l’armée russe ne monte pas en puissance qualitative et en motivation, on risque de s’acheminer vers une guerre longue et de basse intensité où aucun des deux protagonistes ne pourra subjuguer l’autre, un peu à la façon dont cela s’était produit de 2014 à 2022 dans le Donbass. Dans tous les cas, je crois à terme à des cessez-le feu mais pas à un accord de paix en bonne et due forme, tant qu’au Kremlin dominera un nationalisme exacerbé, revanchard, impérial et volontiers mystique.

 

« Les Américains sont dans leurs rôle de supergrand, légitimés par une fermeté en faveur de l’Ukraine »

 

Le Crif : L’Europe (à l’exception notable de la Hongrie) et l’OTAN se sont nettement renforcées depuis l’attaque de la Russie contre l’Ukraine. Est-ce une illusion d’optique ou réellement pour l’avenir la grande erreur et défaite de Vladimir Poutine ?

Frédéric Encel : Je vous suis sur l’OTAN, qui a rapidement, et sans coup férir, gagné en crédibilité, en adhérents (Suède et Finlande déjà, mais d’autres États suivront) et en perspectives capacitaires grâce à des budgets en forte hausse (ex. l’Allemagne), mais moins sur l’Europe. Certes, l’Union européenne (UE) a rapidement et presque unanimement réagi de façon massive en matière de sanctions, – et c’est effectivement un point très positif –, mais la quasi-totalité des contrats d’achats d’armement par ses États le sont non en France, en Suède, ni même au Royaume-Uni (ex-UE), mais aux États-Unis ! Quant à nos nouveaux approvisionnements énergétiques, ils s’opèrent encore en ordre trop dispersé et, de toute façon, il faudra là encore en passer par les Américains. Je précise qu’à mon sens, ces derniers sont dans leurs rôle et statut de supergrand, légitimés de surcroît par une fermeté en faveur de l’Ukraine ayant littéralement sauvé ce pays de la férule russe. C’est aux Européens de s’unir et d’avancer vers l’Europe-puissance qu’appelle de ses vœux l’Élysée depuis au moins cinq ans. Si nous ne le souhaitons pas, tant pis pour nous et il ne servira à rien, – comme le font pour la énième fois les lassants contempteurs compulsifs des États-Unis –, de tancer Washington.

Cette montée en force de l’OTAN et, au moins dans une certaine mesure, de l’Union Européenne constitue en effet l’illustration de l’erreur idéologique majeure d’un Poutine auto-persuadé que l’Occident est décadent. Un décadent ne se défend pas, ou mal. Cet idéologue qu’on croyait stratège (car lecteur dans le texte de Carl von Clausewitz !) s’est laissé enfermer dans une représentation de l’Autre, de l’adversaire, erronée car de nature complètement dogmatique. Idem pour un « Sleepy Joe » [Biden, selon Trump] qui, sur le dossier ukrainien, ne « sleep » pas du tout ! Or s’il est une leçon géopolitique essentielle de toute éternité, c’est de ne jamais mépriser, ni sous-estimer, son adversaire…

 

« Je suis perplexe quand au succès de ce qu’on aime désigner comme une « révolution » en Iran »

 

Le Crif : Au Moyen-Orient, on observe que l’Iran est l’objet d’une révolte inédite, des femmes (et des hommes) s’engagent avec grand courage, au péril de leur vie, contre le régime des Mollahs, le peuple n’aspire qu’à vivre dans la liberté. Par ailleurs en Israël, le gouvernement s’est fortement droitisé, il a même intégré une composante d’extrême droite. En terme de conséquences géopolitiques, comment analysez-vous ces deux événements, indépendants l’un de l’autre, mais qui créent chacun une nouvelle donne dans la région ?

Frédéric Encel : Deux cas de figure fort différents ! Sur l’Iran, force est de constater une fois encore que ce régime, et en particulier son aile dite dure actuellement au pouvoir, est inique et fanatique au dernier degré. Hélas, je suis perplexe quant au succès de ce qu’on aime bien désigner comme une « révolution », car je ne vois pas pour l’heure d’alternative politique et institutionnelle, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières. Qui aurait assez de force mais aussi de légitimité aux yeux d’une masse critique de l’opinion iranienne pour incarner la relève, comme à l’époque un Khomeiny (allié à de puissants partis de gauche fourvoyés) face au Shah ? Les moudjahidins du peuple ? Le fils du Shah ? L’armée ? Un leadership ex nihilo provenant du cœur de la population ? Si oui, de quelle tendance et avec quel projet substitutif ? Pour l’heure, la question se pose. En étant très pessimiste, on pourrait même imaginer le régime jouant la politique du pire sur le dossier nucléaire et foncer vers l’obtention de la bombe atomique. En cas de succès, il flatterait ainsi le patriotisme (profond et ancré) des Iraniens et calmerait peut-être leurs revendications sociétales, tandis qu’en cas de conflit avec Israël, il jouerait – comme face à l’Irak en 1980 – la sacrosainte défense de la nation face à l’ennemi extérieur… Je crois néanmoins peu à ce schéma car, fanatique vis-à-vis des femmes et autres « ennemis de l’intérieur », la République islamique entretient depuis longtemps une politique étrangère relativement pragmatique derrière les menaces et les rodomontades. Et elle sait parfaitement qu’Israël ne lui permettra pas d’obtenir une vraie capacité militaire nucléaire.

Sur l’État hébreu, ce qui me préoccupe plus que la droitisation et le nationalisme – après tout, un nationaliste fervent, Begin, fit la paix avec l’Égypte, et un autre, Sharon, évacua toute la bande de Gaza – c’est la voyoucratie. Smotrich et Ben Gvir ont tenu des propos et commis des actes tout à fait répréhensibles aux yeux de la loi israélienne et, en outre, n’ont strictement aucune compétence dans les domaines sécuritaires et/ou militaires qu’ils prétendent révolutionner. Ces individus objectivement extrémistes n’ont à mon sens rien à faire au sein du gouvernement d’un État de droit, et pas davantage un Arié Derhy déjà lourdement condamné dans l’exercice de ses fonctions ministérielles et à nouveau mis en examen ! Jamais nulle part la voyoucratie n’est positive. Je note au passage qu’arithmétiquement, Nétanyahou pouvait fort bien solliciter le centriste (et, lui, spécialiste des questions de défense) et ancien chef d’état-major, Benny Gantz, en lieu et place du fanatique Ben Gvir. Il ne l’a pas voulu (ou pu, ce qui revient au même), et c’est fâcheux non seulement pour la santé des institutions démocratiques mais aussi du point de vue de la relance, – à mon avis nécessaire –, d’un processus de négociations israélo-palestinien. À la fin des fins, je pense que le mode de scrutin à la proportionnelle intégrale, en vigueur depuis 1948, est antédiluvien et en partie responsable de ce type de situations. On en souriait jadis ; je le crois devenu dangereux.

 

« Le négationnisme est une peste qu’il faut combattre sans relâche, surtout par les temps complotistes et populistes qui courent. »

 

Le Crif : En France, vous êtes mobilisés personnellement, depuis des années, dans la lutte contre toutes formes (les anciennes et les nouvelles) de négationnisme. Quels sont les dangers aujourd’hui, et les meilleures manières d’y faire face avec efficacité ?

Frédéric Encel : En effet ! Outre mes Rencontres internationales géopolitiques de Trouville sur Mer (dont la 8ème édition se tiendra en septembre 2023), j’ai créé et anime depuis treize ans déjà les Assises nationales contre le négationnisme, soutenu par la Licra, le Comité des Justes de Yad Vashem, la Dilcrah, Conspiracy Watch, le Mémorial de la Shoah, dont je remercie ici les dirigeants et responsables respectifs Mario Stasi, Pierre-François Veil, Madame la Préfète Sophie Elizeon, Rudy Reichstadt (co-organisateur cette année) et Jacques Fredj, ainsi que mon ami et collègue à Sciences-Po Paris François Heilbronn dont l’aide est toujours très précieuse. Merci aussi à la Paris School of Business pour son soutien constant. L’an passé, le Ministre Jean-Michel Blanquer avait été grand témoin de l’événement. Ces 13ème Assises nationales, consacrées à la relativisation des crimes de masse en temps (et au prétexte) de (la) guerre, se tiendront le mercredi 8 février de 09h30 à 17h à l’Assemblée nationale, cœur battant de la République, sous le parrainage du député de Paris Benjamin Haddad – remarquable connaisseur des relations internationales – que je remercie tout aussi chaleureusement [Inscription jusqu’au 31 janvier : j.taisson@psbedu.paris]. Le négationnisme est une peste qu’il faut combattre sans relâche, surtout par les temps complotistes et populistes qui courent.

J’ajoute pour boucler la boucle que la géopolitique ne doit pas avoir pour synonyme le cynisme car elle mène à la complicité vis-à-vis des pouvoirs génocidaires, comme au Rwanda en 1994. Une chose est de constater les horreurs perpétrées par des régimes ignobles, une autre est de s’en contenter voire de s’en satisfaire à la manière des tenants autoproclamés d’une « realpolitik » cache-sexe d’un cynisme en général fasciné par l’autoritarisme et la brutalité. Aujourd’hui, il n’est guère surprenant de retrouver ces « réalistes » dans le camp de la complaisance à l’égard de Moscou. Je prône et défendrai toujours une géopolitique humaniste.

 

Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet