Ancien Président du CRIF
Dans la ville de Paray le Monial, haut lieu de dévotion catholique au Sacré Coeur, j’ai participé la semaine dernière aux sessions sur le judaisme qui y sont organisées dans le cadre des journées de l’Emmanuel. L’Emmanuel est une communauté charismatique, c’est-à-dire qu’elle met au centre de sa spiritualité la rencontre personnelle avec le Christ et ces journées amènent près de 40 000 personnes au long de l’été. Seule une petite minorité participe aux sessions sur le judaisme, mais celles-ci sont une merveilleuse occasion d’expérimenter la fraternité judeo-chrétienne en action et sans tabous par rapport aux problèmes de l’actualité. Leur modestie en souffrira, mais je veux rendre hommage aux inlassables organisateurs, Danielle Guerrier et Thierry Colombié.
La même semaine du quatre-vingtième anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv, le Grand Rabbin de France a fait lire dans les synagogues la lettre pastorale de Mgr Saliège prononcée dans toutes les paroisses du diocèse de Toulouse le dimanche 23 août 1942.
Cette lettre marque une étape dans les relations entre Juifs et catholiques en France.
En voici quelques extraits :
"Il y a une morale humaine qui impose des devoirs et reconnaît des droits. Ces devoirs et ces droits tiennent à la nature de l’homme. Ils viennent de Dieu. On peut les violer. Il n’est au pouvoir d’aucun mortel de les supprimer....
Que des enfants, des femmes, des hommes, des pères et des mères soient traités comme un vil troupeau, que les membres d’une même famille soient séparés les uns des autres et embarqués pour une destination inconnue, il était réservé à notre temps de voir ce triste spectacle…..
Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes. Les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux,…. Ils font partie du genre humain. Ils sont nos frères comme tant d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier....."
Jacques Sémelin, dans son livre sur les Persécutions et entraides dans la France occupée, écrit que cette lettre est un cri du coeur, griffonnée quand l’archevêque a appris les conditions épouvantables dans lesquelles ont été évacués vers Drancy les camps de Noé et Récébédou.
Récébédou était dans la banlieue toulousaine ; Saliège savait que ce camp était rempli de malades et de vieillards incapables de travailler; au bout du train, il y avait la mort.
Sa lettre pastorale n’était pas un chef d’oeuvre théologique, mais elle fut, a dit un gaulliste de Londres, « notre 18 juin spirituel ». Diffusée en France clandestinement, elle marqua un tournant dans l’opinion. Brusquement, le monde catholique, largement majoritaire, put envisager une autre perspective que le doucereux et paternaliste discours du Maréchal.
Mgr Saliège dès 1933, avait dit : « Comment voulez-vous que je ne me sente pas lié à Israël comme la branche au tronc qui l’a porté ? C’était un des très rares évêques non-maréchalistes.
Autour de lui, il y avait le recteur de l’Institut catholique, Bruno de Solages, déporté en 1944 et le cousin de celui-ci, l’abbé de Naurois. Ce dernier qui avait vécu en Allemagne et avait alerté sur les dangers du nazisme, a guidé dans les Pyrénées des dizaines de fugitifs Juifs, a rejoint Londres et a débarqué comme aumônier du Commando Kieffer le 6 juin 1944 à Ouistreham. Il était Compagnon de la Libération et Juste des Nations. Je l’ai connu, toujours proche du judaisme, quand il avait près de 100 ans et qu’il était devenu un ornithologiste de réputation internationale. Respect…
Il y avait aussi l’évêque auxiliaire, Mgr de Courrèges, Juste des Nations lui aussi, en lien avec le réseau Garel de l’OSE. C’était le seul à bien comprendre l’archevêque. Car celui-ci, atteint d’une maladie neurologique depuis quelques années, ne pouvait que marmonner. Cette parole prophétique provenait d’un aphasique...
Il y eut bientôt d’autres lettres pastorales : celle, très belle, de Mgr Théas, évêque de Montauban, transportée dans les églises du diocèse par sa secrétaire dont la bicyclette se trouve aujourd’hui à Yad Vashem.
Puis celle de Mgr Delay, de Marseille, de Mgr Moussaron, archevêque d’Albi et enfin celle du très maréchaliste Mgr Gerlier, archevêque de Lyon, quelque peu poussé par son entourage. Je reparlerai en août de l’action extraordinaire des chrétiens de Lyon.
Des prêtres et des religieuses, initiatives isolées ou réseaux organisés, ont joué un grand rôle dans le sauvetage des Juifs en France. Yad Vashem m’a appris à les connaitre et leurs noms se pressent dans ma mémoire, sans oublier aussi le rôle magnifique de la minorité protestante de notre pays.
La lettre de Saliège n’a pas empêché que quelques jours plus tard, le 26 août, l’ignoble Bousquet organisa avec ses préfets la grande rafle de zone libre où 6500 Juifs étrangers furent envoyés à Drancy sans que l’Allemagne soit intervenue autrement que par une sorte de contrat de livraison de marchandises. Mais l’opinion avait tourné et ce contrat ne fut pas renouvelé.
La position de Mgr Saliège est restée minoritaire au sein de l’épiscopat français qui est resté silencieux. L’hypothèse, récemment soulevée par l'historienne Sylvie Bernay, d’une sorte de conspiration des évêques pour protester les uns après les autres, ne tient pas beaucoup au regard des faits.
Le cardinal Suhard, archevêque de Paris, est l’archétype de ce silence public. Il a bien écrit une lettre au Maréchale Pétain, mais c’était une lettre privée, elle était anodine, empreinte de respect et d’appel à la miséricorde.
Qu’il ait approuvé ou non les idées du temps sur la nocivité des Juifs n’importe pas. C’était avant tout un frileux, qui avait plus peur des restrictions éventuelles sur les institutions catholiques dont il avait la charge que du sort des Juifs qui étaient raflés.
Or, l’absence de réaction de l’épiscopat parisien, si influent sur la population à l’époque, a joué un rôle dans les tragiques conséquences de la rafle. Une protestation publique immédiate et énergique était la seule chose que redoutait Vichy. Bousquet, qui le connaissait, a immédiatement rendu visite à Mgr Suhard et l'a rassuré à bon compte.
Mgr Saliège, lui, a très simplement exprimé la révolte contre l’inacceptable. Il a ainsi transformé les relations judéo-catholiques.
Il y a des circonstances où ll faut un prophète et pas un administrateur.
Richard Prasquier