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Crif : Vous êtes tous les deux professeurs au lycée Jacques Cartier de Saint-Malo et vous menez depuis de nombreuses années des projets pédagogiques très approfondis sur la Shoah. Qu'est ce qui a motivé ce choix d'approfondir cet enseignement ?
Nous menons des projets historiques et mémoriels depuis 2015 au lycée Jacques Cartier de Saint-Malo. Les attentats de 2015 nous ont rappelé à quel point la République et ses valeurs étaient menacées et fragilisées. L’idée même que l’on puisse assassiner des personnes pour ce qu’elles sont et ce qu’elles représentent, au nom d’une idéologie mortifère, en France, à Paris, nous a poussé à redoubler d’efforts dans notre lutte quotidienne pour la défense de la République et particulièrement la lutte contre les discriminations. L’assassinat de notre collègue Samuel Paty en 2020 n’a fait que renforcer notre volonté de lutter contre toute forme de haine, contre l’ignorance et contre toute forme de fanatisme.
L’enseignement de la Shoah, depuis la réforme du Baccalauréat, se fait en classe de Terminale (tronc commun) et pour en spécialité Histoire, Géographie, Science Politique (HGGSP), par le prisme des mémoires des génocides.
Enseigner la Shoah n’est pas un exercice aisé loin de là. Il est impossible de simplifier l’évènement mais il nous est évidemment tout aussi impossible d’en embrasser toute sa complexité ; aussi l’idée nous est venue d’inviter des témoins de l’évènement à venir témoigner devant nos élèves. Ainsi nous avons pu rencontrer et écouter Yvette Lévy, Ginette Kolinka, Larissa Cain, Joseph Weismann. Nous avons aussi pu assister à des visio-conférences organisées par l’Union des Déportés d’Auschwitz, notamment celle d’Elie Buzyn.
Choisir de passer par de l’Histoire incarnée a littéralement permis de donner corps à cet enseignement. Ces rencontres ont durablement marqué nos élèves qui y ont assisté.
Mais alors que les témoins directs disparaissent, l’antisémitisme et le négationnisme progressent, que l’École de la République subit des coups de boutoirs des fondamentalistes, il nous faut « réinventer » l’enseignement de la Shoah et l’adapter. Les formations disciplinaires organisées par l’académie de Rennes en partenariat avec le Mémorial de la Shoah, sont de ce point de vue, d’une aide précieuse et appréciée.
Cette année, nous avons construit un projet intitulé « Parcours de déportés de Saint-Malo ». C’est un projet annuel de micro-histoire qui a aussi une portée mémorielle forte. Ainsi, nos élèves suivront des personnes, des familles juives et résistantes, françaises ou étrangères, qui sont nées à Saint-Malo, qui s’y sont cachées ou encore qui y ont été arrêtées. Il s’agit de retracer le parcours d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont vécu à un moment dans la même ville qu’eux. L’idée ici est de faire l’Histoire à partir d’une histoire individuelle et de changer d’échelle en s’appuyant sur un travail avec des archives locales (Marc Jean, responsable des Archives de Saint-Malo est partie prenante de ce projet) et des conférences d’Historiens experts de la période et de la thématique travaillée : Claire Zalc dont les travaux sur la persécution des Juifs du bassin minier lensois ont inspiré ce projet, de même que ceux de la journaliste Stéphanie Trouillard sur le destin de Louise Pikovski et Tal Bruttmann qui interviendra sur l’Album d’Auschwitz et nous aidera ainsi à préparer notre voyage pédagogique à Cracovie et Auschwitz-Birkenau, prévu en avril après les épreuves écrites de spécialités mais avant le grand oral.
Plus particulièrement, pour la partie mémorielle de ce projet, nous souhaiterions rendre un hommage à Daniel Albohair, seul Juif parmi les déportés de Saint-Malo, à y être né le 2 juin 1941 et assassiné avec sa mère à Birkenau le 30 juin 1944. Il avait alors 3 ans et il était Français et Malouins. Nous envisageons de faire poser une Stolpersteine à l’endroit où il est né, jadis sur la commune de Paramé (un quartier de St Malo) sans doute au mois de mai, à la date de son arrestation.
Un site internet est par ailleurs en cours d’élaboration pour déposer et présenter l’ensemble des travaux des élèves.
Est-ce que selon vous une meilleure connaissance de la Shoah pourrait participer à la déconstruction des préjugés, en particulier des préjugés anti-juifs ?
Lorsque Ginette Kolinka est venue témoigner au lycée, elle avait commencé par montrer aux élèves les photographies de son frère et de son neveu et leur avait demandé : « Est-ce que ces enfants sont normaux ? ». Évidemment, et fort heureusement, ils l’étaient mais cela n’a pas empêché leur assassinat.
L’enseignement de la Shoah est intellectuellement et pédagogiquement très stimulant. Il demande peut-être plus que d’autres sujets des programmes, une rigueur et un engagement. On ne peut en aucun cas improviser.
D’abord donc il faut que les enseignants soient mieux formés encore sur l’évènement et sa grande complexité. Il est enseigné rappelons-le normalement en CM2 ainsi qu’en 3ème puis en Terminale. En plus d’être un sujet historique et mémoriel, la Shoah, on l’a vu lors de la campagne présidentielle, c’est aussi un sujet très politique.
Une meilleure connaissance de la Shoah permet effectivement de lutter contre l’antisémitisme, les préjugés anti-juifs mais il nous semble que c’est encore plus large que cela car enseigner la Shoah c’est aussi travailler sur le Samudaripen des Tsiganes, Roms et Sintis, c’est aussi travailler sur le programme T4, sur la persécution et la destruction des opposants politiques ou encore sur la question de l’adhésion au nazisme…le spectre est large et permet de convoquer beaucoup de principes fondamentaux de notre démocratie mais aussi voir qu’elle est fragile si on n’en a pas forcément conscience.
Nous sommes là pour rendre intelligible cet évènement et donc cela passe par une déconstruction des préjugés.
Il faut tout de même, malheureusement, nuancer la portée et l’efficacité de notre travail. L’École ne peut toute seule porter cet immense chantier de la tolérance et de l’acceptation de l’Autre. Comment pouvoir envisager que des élèves qui ont étudié à plusieurs reprises la Shoah, soient encore porteurs d’un discours antisémite, xénophobe ou négationniste ?
Le poids des cultures familiales explique en partie ce phénomène ; peut-être pire encore, le rôle majeur des réseaux sociaux et d’internet en général diffusent à une échelle sans doute jamais égalée dans l’Histoire des médias, de la désinformation et du négationnisme ad nauseam.
Aujourd’hui, en 2022, les idées antisémites se propagent rapidement, très rapidement particulièrement chez les jeunes, très utilisateurs de ces moyens de télécommuniquer pour s’informer. En quelques clics, ils peuvent trouver des explications simplistes à des questions complexes, c’est ce que Christian Ingrao appelle le « désangoissement », il en parlait à propos des nazis qui avaient réponse à toutes les peurs et au sentiment de déclassement et d’abandon des Allemands au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Nous le voyons, nous l’entendons, nous le savons, la tâche est ardue. Ne baissons pas les bras.
Quel est votre prochain projet ?
Notre projet, si nous pouvons l’exprimer ainsi, est de pouvoir mener jusqu’à son terme le projet en cours « Parcours de déportés de Saint-Malo ». C’est un projet très ambitieux, nous le savons, mais nos élèves sont motivés par les enquêtes qu’ils doivent mener et aussi par les moments forts qui devraient baliser leurs travaux. On n’a pas tous les jours la chance d’avoir dans sa classe une Directrice de Recherches au CNRS comme Claire Zalc qui devrait faire un « zoom » sur des Juifs persécutés du bassin minier qui sont venus se réfugier à Saint-Malo ou un historien de renom, Tal Bruttmann, spécialiste de la Shoah qui les fera travailler sur l’Album de Lili Jacob et ainsi sur le centre de mise à mort d’Auschwitz-Birkenau. Le fait de travailler sur un projet local, la ville de Saint-Malo, qui, pour la grande majorité, est leur lieu de naissance et d’enfance, renforce leur engagement car cela leur montre et leur font ressentir que l’antisémitisme a été et peut encore être proche de nous.
L’autre moment-clé de ce projet serait le voyage pédagogique à Auschwitz-Birkenau, où une partie des Juifs passés par Saint-Malo a été assassinée. Aller sur place c’est aussi redonner une mémoire et un ancrage local à ceux qui ne sont pas revenus et à ceux qui, comme Daniel Albohair, n’ont que très peu vécu.
Enfin, la pose de la Stolpersteine en hommage à cet enfant juif, en présence peut-être de descendants de son père, Samuel, qui lui a survécu. Les élèves chercheront à prendre contact avec les familles des victimes pour obtenir des informations et aussi, cela nous tient à cœur, des photographies. Nous n’avons pas pour tous, des photographies. Mettre un visage sur les victimes, montrer que ce sont des êtres humains qui sont morts, nous semble essentiel dans ce projet.
Avez-vous pu obtenir l'aide dont vous avez besoin pour le mener à bien ? Comment peut-on vous aider ?
Nous avons reçu beaucoup de soutiens et d’encouragements, voire d’adhésion à ce projet de la part des instances académiques, de notre Direction, du député M. Bourgeaux ou encore de la part des différentes organisations que nous avons sollicitées (Fondation pour la mémoire de la Shoah, Fondation Maginot, Ministère des Armées, région Bretagne, fédérations de parents d’élèves, maire de Saint-Malo…) mais le contexte est si tendu que les budgets dédiés aux projets se sont beaucoup contractés. Il aurait sans doute été plus simple pour nous de passer par un système européen mais celui-ci n’est que financier, il ne fait pas le lien entre les associations de résistants, les associations de fils et de filles de déportés, les associations qui se battent pour continuer le combat de la haine et de l’antisémitisme. Le contact que nous avons eu avec les témoins est plus personnel, plus bouleversant.
À ce stade, le projet dans son intégralité n’est donc pas suffisamment financé pour que les familles de nos élèves puissent supporter convenablement le reste à charge. Le voyage pédagogique à Auschwitz-Birkenau qui est le poste de dépenses le plus important est donc loin d’être acté. Nous sommes donc à la recherche d’aide financière pour que nos élèves puissent ensuite être des « passeurs de mémoires », entre autres, la celle de Daniel, un malouin comme eux.
Propos recueillis par Stéphanie Dassa
Ce projet peut être soutenu via le lien ci-dessous : https://trousseaprojets.fr/projet/5235-parcours-de-deportes-de-saint-malo