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Publié le 23 Février 2022

France - Le château de Compiègne va remettre une sculpture de cire aux descendants d'un avocat juif spolié

Ou comment une statuette de cire exposée au château de Compiègne s’est retrouvée au milieu d’une bataille juridique entre l’Etat français et les héritiers du collectionneur juif Armand Dorville.

Illustration : château de Compiègne

Publié le 22 février dans France 3

Pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, des œuvres spoliées par les Nazis et entrées dans les collections publiques françaises vont être rendues par l'Etat aux descendants des anciens propriétaires juifs. C'est le cas notamment d'une sculpture de cire exposée au château de Compiègne, dans l'Oise, depuis 1942. Elle va être remise aux ayants droit d'Armand Dorville, avocat juif et collectionneur d'art décédé en 1941.

Une première dans l'histoire

Il s'agit d'un projet de loi "historique", selon les mots de la ministre de la Culture Roselyne Bachelot. Définitivement adopté par le Parlement le 15 février, il était nécessaire pour déroger au principe d’inaliénabilité des collections publiques.

Dans cette loi, 4 affaires sont concernées. Il y a un tableau de Klimt vendu sous la contrainte en Autriche en 1938 durant l'Anschluss et conservé au musée d'Orsay, un autre tableau, de Chagall, volé à un musicien juif, en Pologne, en 1940 et conservé au Centre Pompidou ainsi qu'un tableau d'Utrillo volé à un galeriste juif français en 1940 à Paris.

L'affaire de la collection d'Armand Dorville

Et puis il y a une quatrième affaire : celle de la collection d'Armand Dorville, avocat juif français amateur d'art, qui possédait pas moins de 450 tableaux. Persécuté par le régime nazi, il s’est réfugié dans le sud de la France jusqu’à sa mort, en 1941.

En 1942, à Nice, une vente de sa collection est organisée par sa famille. Une vente, qui va se dérouler dans des conditions plus que "troubles" et que l'Etat français regrette aujourd'hui.

En effet, parmi les ventes réalisées à l'époque, 12 oeuvres - 11 dessins et une sculpture de cire - sont achetées par l'Etat français. Et nous sommes dans un contexte particulier : le régime de Vichy. Une page noire de l'histoire s'écrit.

"Nous sommes en 1942, c'est une famille juive, on peut se poser la question de la liberté de décision de la famille qui organise la vente : pouvait-elle garder les oeuvres d'Armand Dorville après sa mort alors qu'il y avait toute une législation antisémite en vigueur ?", s'interroge, sans avoir de réponse, David Zivie, à la tête de la mission du ministère de la Culture pour la restitution des biens volés par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.

Ou quand les musées français acquéraient des œuvres spoliées aux juifs

Lors du premier jour de la vente, en juin 1942, à Nice, le commissariat général aux questions juives - l'organe de la persécution - débarque en catastrophe pour récupérer le produit de la vente. La famille se retrouve alors sans œuvres et sans l'argent de la vente. Et parmi les "acheteurs" : les collections nationales. Il y a d'ailleurs eu des "contacts entre les musées et l'administrateur envoyé par Vichy, qui a spolié", selon David Zivie.

Pour une raison inconnue, la spoliation est stoppée quelques mois plus tard, mais la famille ne va pas récupérer l'argent avant la fin de la guerre. Et seuls les survivants pourront en bénéficier car entre temps, cinq des héritières, dont deux enfants, ont été arrêtées et sont mortes en déportation.

L'heure des excuses : indemnisation et "remise" des oeuvres

Aujourd'hui, la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations (CIVS), décide d'indemniser les descendants et ayants droit d’Armand Dorville à hauteur de 350 000 euros, pour le préjudice découlant de l’immobilisation du produit de la vente pendant au moins deux ans, de la mi-1942 à la fin de la guerre et de leur remettre les douze œuvres acquises à l'époque par l'Etat et qui se trouvent aujourd'hui au musée du Louvre, au musée d’Orsay et au château de Compiègne.

La statuette de cire L'Amazone présumée être Sa Majesté l'impératrice Eugénie, sculptée en 1865 par Pierre-Jules Mène, qui est exposée au château de Compiègne depuis lors, va ainsi être remise aux descendants. "On pensait qu’elle représentait l’impératrice Eugénie, à cheval, raconte Laure Chabanne, conservatrice en chef du patrimoine du musée de Compiègne, ce qui n’est pas le cas puisqu’il s’agit d’une jeune fille non identifiée : mademoiselle L."

Les "circonstances particulières" et "le destin tragique de plusieurs des héritiers" justifient une "mesure de réparation, même si la vente n’est pas qualifiée de spoliatrice par la Commission", avance le ministère de la Culture dans un communiqué le 28 mai 2021.

Une réparation en demi-teinte : l'Etat ne reconnaît pas la "spoliation"

Et sur ce dernier point, la famille d'Armand Dorville n'est pas d'accord. Elle a saisi le tribunal judiciaire de Paris en juillet 2021 pour faire admettre qu'il y a bien eu "spoliation". Car sans reconnaissance de spoliation, il n'y a pas restitution mais "remise", soit "contre remboursement des sommes payées à l’époque par les musées, réactualisées à la valeur actuelle de l’argent”, nous explique l'avocate de la famille Dorville, Corinne Hershkovitch. "Sachant que ces oeuvres étaient à la mode à l'époque, mais valent moins aujourd'hui", ajoute-t-elle.

La famille Dorville souhaite ainsi faire annuler la vente sur la base d’une ordonnance du 21 avril 1945, entrée en vigueur à la Libération pour réparer les spoliations qui avaient eu lieu pendant la guerre.

Faire annuler cette vente reviendrait alors à dire que "les 450 oeuvres d'Armand Dorville vendues entre le 24 et le 27 juin 1942 devraient être restituées, du moins celles que l'on a localisées", nous apprend l'avocate. Et parmi elles, 9 seraient en France, d'autres aux Etats-Unis et en Belgique". Voilà l'enjeu.

"Elles auraient pu fuir avec l'argent de la vente mais ont été déportées"

Il s'agit d'une "affaire compliquée", admet David Zivie. Car à la libération, "les survivants savaient qu’ils pouvaient faire annuler la vente et n’ont pas souhaité le faire, un document le montre". Les descendants ont en effet récupéré l'argent en 1947. "Mais entre temps, l’argent a été très dévalué et surtout, insiste Corinne Hershkovitch, 5 femmes de la famille – une sœur et deux nièces d’Armand Dorville, ainsi que deux filles de ses nièces – sont mortes en déportation après la vente. Elles auraient pu utiliser l'argent immobilisé par l'Etat pour fuir."

Et si du côté français, la CIVS ne reconnaît pas la spoliation, l'Allemagne a quant à elle répondu favorablement à la demande de la famille Dorville. 5 oeuvres exposées dans des musées allemands ont été restituées aux héritiers, en 2020, dont certaines en présence de la ministre de la Culture allemande de l'époque, Monika Grütters.

La France a longtemps été accusée de retard par rapport à plusieurs voisins européens en matière de réparation.

Cette loi ne serait qu'un premier pas

L'affaire d'Armand Dorville sera plaidée le 22 mars 2022 et d'autres pourraient ressortir prochainement. En effet, si le Parlement vient de voter la première loi de restitution d’oeuvres, "ce processus va se poursuivre, assure David Zivie. Nous recevons des demandes de familles et fouillons nous-mêmes dans les collections et contactons des personnes qui pourraient en être les ayants droit".

La création d'un Master "recherche de provenance" à l'université est même à l'étude, car on estime à quelque 100 000 les œuvres saisies en France par les nazis durant l'occupation.