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Publié le 4 mai dans Le Figaro
Elle crée du droit. Et c’est même à cela qu’on la reconnaît. L’affaire Halimi laisse planer comme un malaise chez les meilleurs juristes qui suivent la Cour de cassation. Et tout autant chez les justiciables français qui ont le sentiment que la haute juridiction s’est défaussée là où elle était attendue. «Le juge ne peut distinguer là où le législateur a choisi de ne pas distinguer», a-t-elle conclu laconiquement pour exonérer de procès l’assassin de Sarah Halimi.
L’affaire arrive pourtant au moment où cette grande maison judiciaire réfléchit intensément à son rôle futur. «Elle aimerait s’imposer comme Cour suprême, notamment en choisissant ses affaires pour ne trancher que sur les grands principes du droit et en délaissant les problèmes subalternes. Comment alors prétendre créer du droit et en même temps se déconnecter du citoyen comme elle l’a fait dans l’affaire Halimi?», interroge Jérôme Gavaudan, le président du Conseil national des barreaux et spécialiste du droit du travail. Il rappelle d’ailleurs que «c’est là un domaine où la Cour de cassation est justement très créatrice de droit, dès lors que la patte humaine est présente. Elle est intervenue en matière de licenciement économique en formalisant très en détail l’assignation, en affirmant aussi qu’une lettre de licenciement non motivée équivalait à un licenciement abusif, ou en définissant la faute grave ».
Exception en matière d’irresponsabilité pénale
Frédéric Thiriez, avocat au conseil, va plus loin. Il estime que «cela fait bien longtemps que la loi n’a plus le monopole de création du droit. Il appartient notamment à la Cour de cassation de définir les termes de la loi. Elle a ainsi défini le harcèlement sexuel ou même la famille. En matière d’irresponsabilité pénale, les troubles mentaux sont le seul exemple où elle a refusé d’exercer son contrôle par la qualification juridique, comme elle l’a fait pour la légitime défense, l’état de nécessité ou la contrainte. Il lui fallait faire son travail et dire si la prise volontaire de substances constitue un trouble psychique au sens du code pénal, plutôt que de laisser la question aux médecins». Certains hauts magistrats estiment que «son rôle est aussi de sacrifier à la casuistique quand une situation devient incompréhensible ou insoutenable pour les justiciables. Cela avait été courageusement le cas dans les disparus de l’Yonne. Cela aurait dû également l’être ici, d’abord parce qu’il est impossible de laisser des experts dire le droit à la place du juge, qui plus est dans une affaire compliquée où une vieille dame est défenestrée en pleine nuit par un voisin au cri de “Allah akbar ” et sur fond d’antisémitisme. Il fallait ouvrir grand le débat plutôt que de se draper dans les mécanismes professionnels de sages ».
Hélène Farge, ancienne présidente de l’Ordre des avocats aux conseils, précise qu’«il s’agit aussi de respecter la séparation des pouvoirs» et que «la Cour de cassation ne crée du droit que dans le silence et l’obscurité de la loi ou parce que notre législation est incompatible avec le droit européen, norme supérieure. Et, de plus en plus aussi, pour contrôler la proportionnalité. Elle a été très créative pour mettre fin à la prolongation automatique des détentions provisoires pendant le confinement ».
Louis Boré, également ancien président de l’Ordre des avocats aux conseils, analyse les degrés d’intervention de la Cour de cassation. «Ils varient, en effet, en fonction de la précision du texte pénal : plus il est précis, plus le juge l’applique strictement. Mais aussi en fonction de la nature de la question posée: si elle est technique, le juge y répond plus facilement ; si elle est de nature anthropologique - est-ce qu’un fœtus peut faire l’objet d’un homicide? -, le juge considère que c’est au législateur d’y répondre. Enfin, en droit pénal, la Cour de cassation s’autorise surtout un pouvoir d’interprétation en matière de procédure pénale, par exemple le point de départ de la prescription en matière d’infraction occulte comme l’abus de biens sociaux.»
Pierre-Olivier Sur, ancien bâtonnier de Paris, concède la complexité de l’affaire Halimi. Il renvoie, lui, au rôle du procès, «là pour réconcilier et non pour distraire de la société» , en rappelant «l’affaire Louis Althusser, reconnu lui aussi pénalement irresponsable de l’étranglement de sa femme qui s’apprêtait à le quitter et ayant regretté dans un texte autobiographique l’absence de procès faisant de lui “un disparu social”».