Crif/Vel d'Hiv - Le discours de Yonathan Arfi à la cérémonie nationale d'hommage

Cérémonie nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites et d'hommage aux Justes de France, commémorant la rafle du Vel’ d’Hiv’

17 juillet 2022

Discours de Yonathan Arfi, Président du Crif

Madame la Première Ministre,
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les Secrétaires d’Etat,
Madame la vice-présidente de l’Assemblée nationale,
Monsieur le Questeur du Sénat,
Madame la Maire de Paris,
Monsieur le représentant du Conseil Régional d’Ile de France,
Madame et Messieurs les ambassadeurs,
Mesdames et messieurs les élus,
Monsieur le grand Rabbin de France,
Messieurs les Présidents d’institutions de Memoire,
Mesdames et Messieurs les Présidents,
Chers amis,

J’avais 12 ans. J’ouvre le magazine l’Equipe et je découvre une immense photo, familière, la photo du nageur Alfred Nakache. Je lis alors l’article détaillé racontant le destin de ce nageur olympique, star de la natation française des années 30. Le 7 juillet 1941 il bat le record du monde, alors que la France est occupée. La France de Vichy célèbre l’athlète et sa performance. Et pourtant, le 20 janvier 1944, il est déporté à Auschwitz par le convoi 66, avec sa femme Paule et sa fille, Annie, âgée de 2 ans. Il revient d’Auschwitz, seul. Anéanti.

Des larmes de rage m’ont assailli. Alfred Nakache était le frère de ma grand-mère.

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Faire face à cette part tragique de notre Histoire, celle qui nous réunit ce matin, faire face à ce qu’ont été dans les faits le Vel d’Hiv, Vichy et la Shoah, c’est d’abord accepter de nous confronter aux tourments intérieurs que ces mots réveillent en chacun de nous : pour moi, comme peut-être pour beaucoup d’entre nous, c’est une sensation vertigineuse tissée dans une irrépressible rage intérieure.

Cette colère sourde face à l’impensable n’est pas une impasse. Elle nous pousse collectivement à exiger la vérité de l’Histoire.

Rechercher la vérité sur la rafle du Vel d’Hiv, c’est identifier les mécanismes politiques profonds qui ont permis l’émergence de l’idéologie nazie en Allemagne. C’est entendre la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs. C’est mesurer aussi l’empressement avec lequel le crime a été perpétré.

Entre le 3 octobre 1940, date du premier statut des Juifs, et le 14 mai 1941, jour de la rafle du « billet vert », 7 mois seulement se sont écoulés. Puis, à peine 10 mois plus tard, le 27 mars 1942, le 1er convoi part de France. Moins de 4 mois plus tard, les 16 et 17 juillet 1942, 13 152 personnes sont arrêtées en 48 heures à peine. Le 26 août 1942, une grande rafle en zone libre, conduit à l’arrestation de 6584 personnes. Entre juillet et le mois d’août 1942, plus de 4 000 enfants sont déportés et assassinés seuls à Auschwitz.

Des milliers de parcours de vies et de destins brisés. Nous venons d’entendre le témoignage poignant d’Arlette Testyler. Madame Testyler, je salue votre courage. Merci aussi à vous et à tous ceux qui ont accepté de témoigner auprès de tous les Français en figurant dans l’exposition de 42 portraits de survivants de la Shoah que le Crif vient d’inaugurer avec le Sénat sur les grilles du jardin du Luxembourg. Nous serons toujours à vos côtés.

En France, 42 000 Juifs ont été déportés au cours de la seule année 1942. Si l’assassinat des Juifs a pu être mené à une telle cadence, c’est que l’antisémitisme s’était installé et avait prospéré dans notre pays depuis de longues années, faisant progressivement tomber les barrières morales et les principes civiques.

Nous le savons, les agissements de l’Etat français n’ont pas suscité de grandes vagues de protestation.
Mais faire œuvre d’histoire c’est aussi savoir distinguer qu’en France, certains ont résistés à Vichy, aux Nazis, et à l’antisémitisme. Il y a eu des fuites émanant de policiers, des commissaires qui privilégiaient la retenue, des Français qui cachaient pour quelques nuits, et parfois pour de longs mois, des Juifs qui n’étaient plus que des fugitifs. Ils ont éclairé d’un flambeau d’humanité les ténèbres qui envahissaient notre pays.

C’est ainsi que s’engagèrent Jean-François et Henriette Labro, dont Philippe Labro vient d’évoquer les actes courageux.

Ces actes de justice ont eu lieu, aussi, au sein de l’Eglise. Je veux rendre hommage à la lettre pastorale de Monseigneur Saliège, qui en août 1942 dénonce publiquement les persécutions antisémites.

2022 est aussi le 80ème anniversaire de cette France-là. C’est cette France des Justes, de leurs actions et de celles que des Juifs de France mènent pour leur propre sauvetage, qui permet à 75% d’entre eux d’échapper à la déportation et à la mort. A cette France-là nous devons la vérité de l’Histoire et la reconnaissance des consciences.

Mesdames et Messieurs, 

Faire face à l’Histoire de la Shoah, c’est accepter une responsabilité au présent. Cette responsabilité ne diminue pas avec les années : au contraire. Elle s’accroit à mesure que le temps passe et que de grands témoins nous quittent.

J’entends encore ce matin résonner la voix claire de Raphaël Esrail, qui prenait la parole ici même chaque année. J’aperçois le visage d’Elie Buzyn, qui nous a quittés au soir d’un ultime témoignage. Il était le compagnon de route de tant de voyages à Auschwitz, de tant d’organisations d’étudiants et de jeunesse, pour transmettre, toujours et encore. Notre responsabilité doit être à la hauteur de leurs engagements.

Cette responsabilité, je la ressens à chaque lecture, à chaque témoignage. C’était encore le cas, il y a quelques jours, au Mémorial de la Shoah, face aux dessins de Cabu de la Rafle du Vel d’Hiv. Un de ces dessins m’apparut particulièrement saisissant, celui où figure un enfant, jouant au centre du Vélodrome et poursuivi par un gendarme. Il illustre comment la machine de propagande et de persécution a trahi le lien de confiance naturel entre les générations : un adulte représentant de la loi pourchasse un enfant pour l’envoyer à la mort.

Le destin de Cabu, de ses dessins du Vel d’Hiv, jusqu’à son assassinat par des terroristes islamistes, incarne le lien ténu et complexe, qui relie toujours les drames du présent aux tragédies du passé.

Permettez-moi aussi de partager avec vous un souvenir qui illustre ce que la vigilance face à l’antisémitisme d’aujourd’hui doit à la Mémoire de la Shoah. Le 10 avril 2005, une délégation venue de France inaugurait la stèle établie sur l’emplacement du Bunker 1, à Birkenau. Parmi nous, le Cardinal Lustiger, dont la mère avait été assassinée dans cette première chambre à gaz. Personne n’oubliera son visage grave et les longues minutes de son recueillement. Quelques heures plus tard, dans la nuit de Cracovie, j’ai eu le privilège de l’accompagner jusqu’à l’aéroport. Il est resté silencieux. Puis il s’est tourné vers moi : « Est-ce vrai ? Est-ce que l’antisémitisme revient réellement ? Comment les Juifs le vivent-ils ? » m’a-t’il demandé.

Pour lui comme pour chacun de nous, la Mémoire de la Shoah interrogeait l’antisémitisme au présent.
C’est cette promesse que nous renouvelons ensemble chaque année en nous réunissant ici-même. Cet engagement, j’en prends la mesure pour le Crif dont je prendrai la présidence dans quelques jours, en succession de mon ami Francis Kalifat qui a mené le combat contre l’antisémitisme avec courage et intégrité et qui m’a confié la responsabilité de représenter le Crif à cette tribune.

Oui, l’antisémitisme est bien présent, aujourd’hui encore, en France. Tantôt islamiste, complotiste, antisioniste, négationniste, d’extrême-droite, d’extrême-gauche…, l’antisémitisme multiplie ses visages et ses faux semblants. Pour tenter de tromper notre vigilance, il se pare sans cesse des habits de notre temps.

Au gré de l’actualité, il se niche dans des manifestations de gilets jaunes. Il s’infiltre dans les mouvements antivax. Il bénéficie de complaisances coupables dans les rangs de l’extrême-gauche tendance Corbyn qui fait le choix du clientélisme. Il se banalise, quoiqu’ils en disent, par l’entrée importante à l’Assemblée nationale de députés d’extrême-droite. Il s’illustre dans des appels obsessionnels et haineux à la délégitimation d’Israël. Il s’invite dans les prêches de certains imams radicaux, comme celui d’une mosquée toulousaine…

La mémoire de la Shoah nous oblige à la vigilance face à la récupération et l’instrumentalisation. Certains ont tenté de réhabiliter Pétain pour faire sans succès leur nid électoral. D’autres imaginent faire oublier rapidement les origines du RN et ses accointances nauséabondes. Enfin, pour certains, rendre hommage aux victimes de la Shoah a aussi un vertu : contrebalancer une hostilité assumée au seul Etat juif et au sionisme. Personne n’est dupe de ces manœuvres grossières. A tous ceux-là, nous recommandons de commencer par dénoncer l’antisémitisme venu de leur propre camp.

Il y a quelques semaines encore, à l’entrée nord de la ville d’Avignon, une immense fresque représentant Jacques Attali tenant le Président de la République par des fils de marionnettistes s’affichait au regard des passants.

Tristement, je crois que chacun ici pressentait qu’une telle chose pouvait se produire. Nous y sommes, au fond, habitués. Les justifications douteuses prétendant n’y voir qu’une œuvre artistique, ça aussi, tristement, nous y sommes habitués. En revanche, qu’un grand nombre de Français, de bonne foi, ne perçoivent pas le caractère antisémite de cette fresque, nous montre l’ampleur du chemin qu’il reste ensemble à parcourir.

Le constat est cinglant. 80 ans après la rafle du Vel d’hiv, trop de nos concitoyens ignorent ce qu’est l’antisémitisme. Et témoins de la complexité de notre temps, certains sont même parfois, du haut de leurs certitudes complotistes, des antisémites qui s’ignorent. Où avons-nous collectivement échoué ?

Certains pointent les difficultés du système éducatif à traiter la question de l’antisémitisme. Trop complexe. Trop singulière. Passée de mode, pour les tenants de la concurrence mémorielle. Face à cela, rappelons une réalité : les enseignants ne sont pas le problème. Ils sont la solution. Il faut les soutenir.

Madame la Première ministre, je sais l’importance que vous accordez à l’éducation. Nous partageons avec vous l’idée que la promesse républicaine repose sur l’ambition d’une école qui émancipe et développe l’esprit critique.

Lutter contre l’’antisémitisme nécessite la mobilisation de toute la puissance publique : les forces de police, bien entendu en première ligne contre la menace sécuritaire mais aussi les magistrats qui détiennent les clés pour restaurer la force de dissuasion de l’Etat de droit face aux passages à l’acte contre les Juifs. Le caractère antisémite ne doit jamais être négligé. La lutte contre l’antisémitisme et contre toutes les forces de haine doit être l’affaire de tous.

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Alfred Nakache est rentré de déportation en avril 1945. Peu à peu, celui que l’on a surnommé le « nageur d’Auschwitz » a repris la natation. Il est redevenu recordman du monde en 1946. et sera le seul rescapé des camps à participer aux Jeux Olympiques de Londres en 1948. Cette leçon de résistance et de détermination est à la source de mon engagement.

Cet esprit de résistance animait aussi les fondateurs du Crif, dans la clandestinité, au cœur de la nuit nazie, ainsi que tous les Français qui se sont opposés aux plans funestes et criminels imaginés pour les Juifs. C’est cette force de détermination, qui portent aujourd’hui encore les Français juifs dans leur engagement constant pour une société meilleure, une société où la fraternité formerait plus qu’un espoir : un avenir.

Je vous remercie.

Yonathan Arfi, Président du Crif