Discours de Benjamin Duhamel, petit fils de Jean MEUNIER (photo), ancien Maire de Tours et ancien Ministre, Juste parmi les Nations, lors de la cérémonie du 19 juillet 2015 organisée à Tours CRIF Poitou-Charentes.
Il y a 21 ans, presque jour pour jour, mon arrière grand-père, Jean Meunier, devenait à titre posthume Juste parmi les Nations. Il rejoignait alors ces près de 3000 Justes français reconnus par Israël, ainsi que tous les Justes méconnus, qui s'étaient illustrés pendant la seconde guerre mondiale, pour leur courage et leur sens du devoir. Juste parmi les Nations, parce qu'il avait sauvé des Juifs menacés par l'occupant nazi et l'Etat français, au péril de sa vie.
C'est un véritable honneur pour moi d'être aujourd'hui invité devant vous à célébrer la mémoire de mon arrière grand-père. Un honneur d'abord, car si je n'ai pas eu la chance de le connaître, il est émouvant pour moi de lui rendre hommage ici, à Tours, dans la ville où il a vécu, ville dont il a été député puis maire ; ville également où a grandi et où vit encore une partie de ma famille.
Ma grand-mère, Mireille Meunier Saint-Cricq, m'a souvent parlé de lui ; mais en l'évoquant ici avec vous, c'est comme si je le découvrais une seconde fois.
C'est un honneur ensuite, car je veux porter ici la voix de ma génération, sans considérer pour autant en être le représentant ou le porte-parole ; je souhaite délivrer un message d'espoir et de responsabilité. Je veux vous dire ici que nous, petits enfants ou arrière petits-enfants de Justes, nous comprenons leur message et l'impérieuse nécessité de le transmettre.
Pour Jean Meunier, l'engagement au service de son pays et le combat pour défendre ses valeurs était une évidence. Député SFIO, il œuvre et milite pour l'égalité et la justice. Maire de Tours à la Libération, puis trois fois Ministre après la deuxième guerre mondiale, il agit avec détermination pour reconstruire son pays et sa ville, fracturés par cinq années de combats et d'occupation.
Dès le début de la guerre, Jean Meunier est révolté par la capitulation française, par la collaboration et par la traque des Juifs qui se met en place. Mais, pour reprendre les mots d'Hugo, "il ne s'agit pas d'être ému, il s'agit de faire face". Mon arrière grand-père va donc agir selon sa conscience. Il est accompagné par sa femme, Raymonde Meunier, qui partage et mène les mêmes combats et à qui je veux aussi rendre hommage aujourd'hui.
Dès les premières années du conflit, il s'engage dans la résistance et fédère, en Touraine, des mouvements déterminés à combattre l'occupant. C'est dans ce cadre qu'il va contribuer à sauver la vie de trois Juifs, menacés par la traque organisée sur le territoire. Avec Odette Blanchet, 17 ans à l'époque et elle aussi Juste parmi les Nations, Jean Meunier va permettre à Mme Moscovici et à ses deux enfants en bas âge, Jean-Claude et Liliane, d'obtenir des faux papiers pour échapper à l'occupant nazi.
Il les accueillera même quelques temps, dans son imprimerie clandestine, afin de les protéger, le temps qu'ils trouvent un endroit où se réfugier. Au péril de sa vie, il aura donc contribué à sauver la mère et ses deux enfants, dont la famille sera décimée. Parce qu'il se refusait à ce que son pays, la France, traite ainsi une partie de la population au nom d'une politique raciste ; parce que sa conscience le lui dictait ; parce que pour lui, la générosité était une conduite normale.
76 000 Juifs de France furent déportés vers les camps. Seulement 2 500 en réchappèrent. Mais c'eût été bien plus, si des Français comme mon arrière grand-père ne s'étaient pas levés pour refuser l'ordre des choses.
Son héritage nous honore et nous oblige. Jean Meunier, et tous les Justes qui ont risqué leur vie, ont fait renaître les valeurs d'une France qui vacillait. Par le statut des Juifs, par la politique de collaboration du maréchal Pétain et de ses affidés, la France était déconsidérée, salie, honteuse. Mais les Justes ont montré le chemin. Ils ont permis aux Juifs de France de voir que dans ce pays qu'ils croyaient être celui des droits de l'homme, il restait encore une lueur d'espoir.
Face à la barbarie, ils ont fait vivre une certaine idée de l'homme et de la dignité qui leur fait honneur. Ils ne voulaient pas être des héros ; mais ils furent héroïques, presque malgré eux, simplement pour être en accord avec leur conscience. Au-delà de tout clivage partisan, idéologique, les Justes ont su se mobiliser pour l'essentiel. Le Juste Jean Meunier n'était pas député SFIO ; il n'était pas non plus militant socialiste. Il était avant tout porteur d'humanisme et de tolérance.
Le combat des Justes nous montre aussi quels doivent être nos exigences et nos repères moraux quand un vent mauvais souffle sur notre pays. Leur message est fort, simple : la résignation n'est pas un choix, c'est un abandon. Il existe toujours une autre voie. Personne, même seul, n'est jamais sans devoir. Et nos valeurs, nos convictions doivent toujours guider nos actes.
Cette exigence est toujours d'actualité. Chaque situation est spécifique et rien n'est, heureusement, comparable à la période où les Justes se sont illustrés. Mais être digne de leur héritage, c'est lutter au quotidien contre le repli sur soi, contre la haine et l'exclusion. Contre tout ce qui peut diviser, fracturer, opposer les communautés entre elles.
Les Justes, aujourd'hui, s'alarmeraient des actes antisémites qui ne cessent d'augmenter, près de 84% entre l'année dernière et cette année ; ils s'élèveraient contre le massacre des Chrétiens d'Orient par les barbares de Daesh ; ils s'inquièteraient du sort des migrants qui échouent sur nos côtes pour échapper à la misère et à la dictature, et que nous européens sommes trop souvent incapables d'aider.
Porter leur exigence, c'est comprendre que les nationalismes, les extrémismes ne peuvent mener qu'à des catastrophes. Et se souvenir du combat des Justes, c'est savoir que quand on s'en prend aux Juifs, on attaque la nation toute entière.
Pour que ce combat demeure intemporel, la mémoire doit faire office de boussole, de phare pour les nouvelles générations. Et je sais votre inquiétude : quand vous ne serez plus là, continueront-ils à se souvenir ? Se rappelleront-ils du courage des Justes et de l'horreur de la Shoah ?
Je connais les travers de l'époque, qui séduisent parfois une partie de ma génération : c'est l'émergence de Dieudonné, d'Alain Soral, de Renaud Camus et autres entrepreneurs de la haine. J'imagine votre effroi, votre angoisse que les thèses complotistes, négationnistes, antisémites, finissent par triompher. Mais ce n'est pas une fatalité. Si certains cèdent à ces dérives abjectes, je sais aussi que la jeunesse peut se mobiliser, se dresser pour défendre avec ardeur la mémoire des Justes et de la Shoah.
Cette jeunesse, c'est celle qui se lève le 11 janvier pour défendre une certaine idée de la France quand des journalistes, des policiers et des Juifs sont attaqués ; cette jeunesse, c'est celle qui tous les ans participe au concours national de la résistance et de la déportation ; cette jeunesse, c'est celle qui en voyageant, en étudiant, en s'ouvrant à l'autre, œuvre pour la concorde et la tolérance entre les peuples, quelles que soient leurs origines ou leurs confessions.
Pour que cette jeunesse triomphe, il faut lutter pied à pied pour que tous se sentent mobilisés, pour que l'esprit de résistance des Justes soit transmis aux générations futures. "Si l'écho de leur voix faiblit, nous périrons", disait Eluard. Plus que jamais, la mémoire doit être un engagement contre toutes les haines.
Jamais nous ne devons oublier le sacrifice des résistants, ni le courage des Justes face à la barbarie nazie ; jamais nous ne devons oublier qu'il n'y a que 70 ans, les alliés découvraient les camps de concentration et d'extermination, où près de 6 millions de Juifs avaient péri.
Je garderai toujours en mémoire l'engagement de mon arrière grand-père, Jean Meunier, et son éthique personnelle. Mais cela ne doit pas concerner que les descendants de Justes. Nous devons tous être portés par la même exigence, par le même sens des responsabilités. Patrick Modiano, dans son livre dédié à Dora Bruder, juive déportée et exterminée, écrit "qu'il faut longtemps, très longtemps pour que resurgisse à la lumière ce qui a été effacé". Grâce à des cérémonies comme celle-ci et à votre travail à tous, la lumière est revenue. A nous de faire en sorte qu'elle ne s'éteigne jamais.