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Propos recueillis par Marc Knobel, Directeur des Etudes au Crif
Le Crif - Vu de l’étranger, on a l’impression qu’Israël est un pays en surchauffe après trois élections en un an. Pourtant, ce 26 mars, subitement, un accord a été conclu entre Benjamin Netanyahu et Benny Gantz sur un gouvernement d'union nationale. Et, l’ancien chef d’état-major des armées a fait un grand pas en direction de son rival, acceptant de prendre temporairement la présidence de la Knesset avec le soutien du Likoud, le parti du Premier ministre. Que faut-il comprendre de ces derniers rebondissements ?
Dror Even-Sapir : Cet accord met en effet un terme à la période la plus instable de l'histoire politique du pays. Trois élections successives en un an, et, aussi stupéfiant que cela puisse paraître, l'éventualité d'un troisième scrutin anticipé, en septembre, qui devenait plausible, la classe politique semblant incapable de mettre fin à l'impasse. Il aura fallu un cataclysme de l'ampleur de la crise sanitaire et économique qui frappe ces jours-ci le monde entier pour qu'une solution soit trouvée
Concrètement, Benny Gantz a été élu président de la Knesset, à titre temporaire, avec le soutien des partisans de Benyamin Netanyahou. Cette première étape ouvre la voie à l'établissement d'un gouvernement d'union dans lequel Gantz occupera les fonctions de chef de la diplomatie, jusqu'en septembre 2021. A cette date, en principe, l'accord de rotation au poste de premier ministre sera mis en œuvre, l'ancien chef d'état-major succédant à Netanyahou. L'accord stipule également une parité entre le nombre de postes ministériels attribués aux alliés du premier ministre actuel et ceux réservés aux cadres du parti dirigé par Benny Gantz. Parmi eux, un autre ancien chef d'état-major, Gabi Ashkenazi, se verra en principe attribué le portefeuille de la défense. Précision importante étant donnée la situation judiciaire de Benyamin Netanyahou : Benny Gantz a obtenu que le ministère de la justice revienne à l'un de ses proche.
La liste "centriste'' menée au cours des trois dernières élections par l'ancien général s'est quant à elle scindée en deux, les deux autres membres du quatuor qui la dirigeait, Yaïr Lapid et Moshe Yaalon, refusant de rejoindre un gouvernement dirigé par Netanyahou, du fait essentiellement de son inculpation pour corruption
Le Crif - Comment expliquez-vous le choix de Benny Gantz?
Dror Even-Sapir : Le nombre des options politiques qui se présentaient à Benny Gantz était réduit. Une majorité de députés l'avaient certes recommandé auprès du président de l’État, et il s'était donc vu confier le soin de former la prochaine coalition gouvernementale. Mais cette majorité déjà très étroite, 62 voire 61 sièges sur les 120 que compte la Knesset, était en outre trop hétéroclite pour constituer la base d'un gouvernement. L'unique point commun aux élus de la ''liste unifiée'', représentante des communautés arabes d'Israël, à ceux du centre et de la gauche, et enfin à ceux du parti de droite laïc dirigé par Avigdor Liberman étant la volonté de voir Benyamin Netanyahou quitter le pouvoir
Il a d'abord été question d'un gouvernement minoritaire, soutenu de l'extérieur par les députés de la ''liste unifiée'', mais le refus de deux élus de l'aile droite de la liste Bleu-Blanc de soutenir cette coalition a rapidement ôté toute crédibilité à cette option, par ailleurs mal accueillie par une partie non négligeable de l'électorat centriste
Il a été envisagé par la suite de permettre le maintien du gouvernement de transition mené par Netanyahou pour une période de six mois, de manière à ce qu'il puisse gérer le mieux possible la lutte contre l'épidémie de covid-19 et ses conséquences. En parallèle, Bleu-Blanc et ses alliés auraient eu les coudées franches à la Knesset pour faire adopter une série de lois censées entraîner la fin de la carrière politique du premier ministre, notamment celle interdisant à une personnalité politique inculpée de former un gouvernement. Mais face à cette perspective, le Likoud menaçait de mettre un terme aux négociations sur l'établissement d'un gouvernement d'union, et l'éventualité d'une nouvelle élection, probablement peu favorable aux centristes, se profilait à l'horizon. Gantz voulait éviter ce scénario, qui aurait peut-être été fatal à sa carrière politique. A cela s'est ajoutée l'ampleur de la crise sanitaire et économique, qui a fourni à l'ancien numéro un de Tsahal une justification lui permettant de siéger sous Netanyahou sans que ce renoncement à sa promesse de campagne ne soit trop mal perçu par l'électorat.
Le Crif - Ne s’agit-il pas d’un désaveu pour la stratégie d’opposition frontale à Netanyahu, prônée par Yaïr Lapid, numéro 2 de Bleu-Blanc, qui s’est aussitôt scindé en deux composantes?
Dror Even-Sapir : Il faut bien comprendre que la liste Bleu-Blanc, rassemblement composite de formations et de personnalités venues d'horizons idéologiques très divers, avait été établie pour constituer une alternative au pouvoir de Benyamin Netanyahu, du Likoud et de leurs alliés, essentiellement les formations religieuses. On peut y voir l'une des origines du blocage qui a caractérisé la vie politique israélienne au cours de l'année écoulée. D'un côté le Likoud, parti de plus en plus identifié à son chef de file, et dont l'électorat voulait avant tout son maintien au poste de premier ministre. De l'autre Bleu-Blanc, alliance électorale conçue dans le seul but de mettre un terme au long règne de ce même Netanyahou. C'est bien parce que ses deux formations ont été fidèles aux désirs de leurs électorats respectifs qu'aucun terrain d'entente ne pouvait être trouvé. Benny Gantz vient de décider de briser cette logique, mais une partie importante de l'électorat centriste et de celui de la gauche considère probablement que l'ancien général a péché par excès de naïveté et qu'il a accordé une planche de salut à un Benyamin Netanyahu affaibli par son inculpation. Yaïr Lapid tentera de représenter cet électorat
Le Crif - Est-ce une victoire politique pour Benjamin Netanyahu?
Dror Even-Sapir - Incontestablement, Netanyahou a rempli trois de ses principaux objectifs. Premièrement, diviser ses adversaires. Un but d'autant plus important à atteindre de son point de vue que Bleu-Blanc était considéré comme une menace réelle pour le Likoud. Deuxièmement, se maintenir à la tête du gouvernement, alors que son procès pour fraude, abus de confiance et corruption devrait s'ouvrir le mois prochain. Il était pour lui essentiel de pouvoir se présenter devant les juges en continuant d'occuper les plus hautes fonctions. Troisièmement, la menace des propositions de lois élaborées pour mettre un terme à sa carrière politique est pour l'heure écartée. Pour l'heure, car s'il ne respecte pas l'accord conclu avec Gantz, ce dernier pourra faire cause commune avec ses anciens partenaires en tentant de faire voter ces lois
Le Crif - Vous êtes un fin connaisseur de la scène politique israélienne. A votre avis, cela tiendra-t-il ?
Dror Even-Sapir : La fin de la réponse précédente pourrait donner un début de réponse. Si un ''équilibre de la terreur'' s'installe entre Gantz et Netanyahou, les deux leaders auront intérêt à poursuivre leur collaboration sur le long terme. Mais la longévité de ce gouvernement dépendra surtout de l'évolution qui sera celle de deux événements considérables : le procès Netanyahou et, bien davantage encore, l'épidémie de covid-19 , ses conséquences économiques et sociales.
Le Crif - Enfin, en raison de la crise du Coronavirus, le chômage s’accentue en Israël, pour atteindre un record de 20% contre seulement 4% avant le début de la crise déclenchée par la maladie. Selon certains spécialistes, Israël pourrait atteindre environ un million de nouveaux demandeurs d'emploi dû à la crise du coronavirus. On dit qu’en Israël, les allocations chômage sont très faibles. Prenons un exemple, Le travailleur non salarié n'est pas couvert contre le risque chômage et n'a pas accès à l'assurance des employés en cas de faillite. Quelles sont les perspectives économiques à court terme et à long terme, selon vous ?
Dror Even-Sapir : Le gouvernement prévoit un plan d'aide pour les entreprises fragilisées par la crise, pour les indépendants et pour les salariés ayant perdu leurs emplois . A l'heure qu'il est les détails de ce plan n'ont pas été révélés, mais une chose semble acquise : il sera moins généreux, proportionnellement, que les plans équivalents élaborés par des pays comme la France, le Royaume uni ou même les États-Unis. Fidèle en cela à son credo libéral en matière économique, Benyamin Netanyahou a récemment déclaré que les pays qui prévoyaient d'importantes dépenses publiques pour faire face à la crise et pour venir en aide à ceux qu'elle a le plus durement touchés allaient le ''regretter'' car ils prenaient le risque d'une inflation galopante.
Le scénario d'une crise sociale n'est donc, hélas, pas à écarter, surtout si l'effort n'est pas suffisant pour les nombreux demandeurs d'emploi, qui représentent déjà plus de 20% de la population active, alors que leur proportion dépassait à peine les 4% avant que la pandémie atteigne Israël. Pour la plupart, il s'agit d'employés placés par leurs entreprises en congés sans solde. La grande majorité d'entre eux devraient retrouver leur emploi après la crise, mais selon les experts ce ne sera pas le cas d'au moins 20 % de ces nouveaux chômeurs. Une situation d'autant plus préoccupante que la période d'attribution des allocations chômage est de courte durée. Cela dit il n'est pas impossible que le caractère exceptionnelle de la situation incite le gouvernement à prendre des mesures d'aide de grande ampleur.