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Par Marc Knobel, historien et Directeur des Etudes du Crif
Ce 19 septembre 1899
Le public commentait depuis une heure et demie les diverses phases du procès et la plaidoirie de maître Démange quand, le Conseil de guerre de la 10ème région de corps d'armée siégeant à Rennes et délibérant à huis-clos vient prendre place dans la salle d'audience, la salle du théâtre du Lycée. Une voix commande « Portez armes » et un silence de mort se fait immédiatement. Le président du Conseil, le colonel Jouaust, donne lecture du jugement. A la majorité de cinq voix contre deux, l'accusé Alfred Dreyfus, ex-capitaine breveté du Ie régiment d'artillerie, ex -stagiaire à l'état -major gênerai de l'armée, est coupable d'avoir, en 1894, pratiqué des machinations ou entretenu des intelligences avec une puissance étrangère ou un de ses agents, pour l'engager à commettre des hostilités ou à entreprendre la guerre contre la France, ou pour lui en procurer les moyens, en lui livrant les notes et documents mentionnés dans la pièce dite du bordereau. Le Conseil le condamne, avec admission de circonstances atténuantes, à dix ans de détention militaire. Conformément à la loi, la lecture du jugement fut ensuite faite au capitaine Dreyfus par le greffier Coupois, devant la petite salle où se tenait d'habitude l'accusé pendant les suspensions d'audience. Le capitaine Dreyfus écouta cette lecture avec impassibilité (1). Deux juges ont réclamé l'acquittement: le commandant de Bréon, catholique convaincu qui passait des soirées entières à prier à l'église, le colonel Jouaust qui était inquiété et surveillé et n'a jamais cru Dreyfus coupable. Après le procès, Jouaust reçu des lettres de menaces. Jusqu'à sa mort, le 10 septembre 1927, il n'eut jamais d'avancement et fut exclu, mis à l'écart dans sa propre ville, l'illustre cité bretonne !
Ce jugement incompréhensible qui accorde des circonstances atténuantes dans un cas de haute trahison, ce jugement inique qui établit le doute des juges et indigne le monde entier, est applaudi par les antidreyfusards. La presse nationaliste et antisémite exulte. Le député du Gers, Jean Lassie, dans Le Petit Caporal du 10 septembre 1899, écrit: « La race gauloise triomphe, puisque l'étranger est vaincu. » Pour Ernest Judet, dans Le Petit Journal du 10 septembre, le procès de 1899 confirme avec un éclat nouveau celui de 1894, et c'est pour aboutir à cette lamentable défaite « que les défenseurs de la trahison ont bouleversé ce pays pendant deux ans, violant les lois, pervertissant la politique, corrompant la presse, insultant l'armée, appelant contre la France les foudres de l'intervention étrangère, exigeant leur implacable triomphe au prix du chambardement et de l'invasion, mettant en péril le sort de la patrie ! »
Par contre, la presse dreyfusarde proteste et s'interroge sur le verdict
Le Conseil de guerre de Rennes a condamné le capitaine Dreyfus, mais « il abaisse de deux degrés la peine de 1894 », constate Le Temps, parce qu'il accorde à l'accusé « le bénéfice des circonstances atténuantes. H ne prononce même pas le maximum de la détention, qui est de vingt ans. Enfin, l'unanimité de 1894 ne se retrouve plus, puisque c'est seulement par cinq voix contre deux que Dreyfus est condamné. » Le Matin du 11 septembre reprend l'argumentation du Temps du 10 septembre et ajoute qu'il n'y a pas eu « triomphe absolu d'un côté, ni défaite complète de l'autre. » Cependant, Dreyfus est un traître ou il ne l'est pas ! « Qu'est-ce que ce jugement qui nous donne un demi traître ou un quart de traître. Qu'est-ce que ce jugement qui nous dit : Dreyfus a trahi son pays, néanmoins, il y a des circonstances atténuantes ! » Ainsi, Le XIXe Siècle du 1 1 septembre se refuse-t-il à croire que les juges n'ont pas osé aller jusqu'au bout et s'élève contre les éventuelles pressions dont furent victimes les malheureux juges de Rennes. Sigismond Lacroix dans Le Radical du 10 septembre conclut son article par ces cris de vérité et de dégoût : « Je crois être modéré en disant que le jugement rendu à Rennes par le Conseil de guerre est un scandale : scandale parce qu'il n'est basé sur rien, parce que des débats qui ont duré plus d'un mois n'ont apporté aucune preuve de sa culpabilité. Il reste avéré que le bordereau est d'Esterhazy, que l'auteur du bordereau est nécessairement l'auteur de la trahison et devant cette constatation le Conseil de guerre condamne Dreyfus. C'est monstrueux ! » Dans La Petite République du 11 septembre 1899, Jean Jaurès, demande que la caste qui a commis ce crime soit mise hors de l'humanité, parce qu'elle a condamné l'innocent, « le sachant innocent, pour sauver des généraux coupables. » Enfin, à l'étranger aussi, la protestation fuse de partout. Car, dès que le verdict fut connu, l’indignation s’étale au grand jour : des manifestations antifrançaises ont lieu dans une vingtaine de capitales étrangères… (2)
Préférant éviter un troisième procès, le gouvernement décide de gracier Dreyfus
Au lendemain de ce scandale, le président de la République Emile Loubet, suivant l'avis de son président du Conseil, Waldeck-Rousseau, gracie (le 19 septembre 1899) Alfred Dreyfus, qui avait été condamné quelques jours auparavant à 10 ans de réclusion lors de la révision de son procès. L'officier français, accusé à tort d'avoir divulgué des informations militaires à l'armée allemande lors de la guerre de 1870, avait été condamné à la déportation à vie sur l'île du Diable en Guyane en décembre 1894.
Dès le lendemain de la grâce présidentielle, Alfred Dreyfus est remis en liberté. La décision divise naturellement les deux camps qui s'étaient opposés pendant l'Affaire. Car Dreyfus n'est pas pour autant innocenter.
L'Aurore, où Zola avait publié son fameux « J'accuse...! », ne se contente pas de se réjouir de la grâce et appelle à la réhabilitation : "La grâce de Dreyfus ne peut être que le mouvement spontané, naturel, légitime, par lequel les représentants du pouvoir civil refusent de s'associer à l'iniquité obstinée des juges militaires. C'est le gouvernement de la France républicaine repoussant avec horreur toute responsabilité, toute solidarité dans ce déni de justice. Bien loin de mettre obstacle à l'œuvre de réparation, c'en est le prélude et comme l'annonce. Dreyfus va être libre : libre de ses mouvements, libre de respirer l'air du dehors, libre de chercher à reprendre ses forces, libre de tenter de revivre – à combien plus forte raison, libre de travailler à recouvrer son honneur, libre de préparer sa réhabilitation, libre de s'efforcer de libérer la France des remords et de la bonté d'une injustice obstinément maintenue (3)"
La réhabilitation de Dreyfus
Le 5 mars 1904, à la suite de la découverte d’autres faux introduits dans le dossier secret constitué contre le capitaine Alfred Dreyfus, à Rennes (1), la Cour de cassation déclare recevable la nouvelle demande en révision et ordonne un supplément d’enquête. Pendant cinq mois, la Cour recueille tous les témoignages : les généraux Gonse, Mercier, Boisdeffre, Billot et Guignet, ainsi que les témoignages de Charles Mercier du Paty de Clam, de Jean Casimir-Perier (président de la République en 1894 – 1895), de Gabriel Hanotaux (ministre des Affaires étrangères (de 1894 à 1898)…
Au printemps de l’année 1905, le procureur général Baudoin dépose son réquisitoire. La Cour de cassation peut casser le jugement de Rennes et renvoie Dreyfus devant un troisième Conseil de guerre. L’avocat de Dreyfus, Maître Mornard fait savoir à son client, que la Cour de cassation a le pouvoir légal de casser le jugement sans renvoi. Même si Alfred Dreyfus ne craint pas de comparaître devant un troisième Conseil de guerre, il est préférable que la cassation sans renvoi s’impose. Mornard explique à Dreyfus qu’il plaiderait donc en ce sens. Quant au procureur général, Baudoin demande l’annulation du jugement, sans renvoi, pour mettre fin à une erreur judiciaire. Les débats solennels de la Cour de cassation ont lieu en juin 1906, pendant le gouvernement Sarrien. Le jour de l’arrêt, les conseillers proclament l’innocence de Dreyfus. Ils ne se sont divisés que sur la question du renvoi. Par 31 voix contre 18, ils se prononcent sur la cassation du jugement de Rennes, sans aucun autre renvoi. Au Sénat, la réintégration de Dreyfus est votée par 182 voix contre 30 et celle de Picquart, par 184 voix et 26 contre (4).
Le 22 juillet 1906, le commandant Alfred Dreyfus reçoit la Légion d’Honneur, à l’Ecole militaire. Dans une cour voisine, douze ans auparavant, lors de sa dégradation, le 5 janvier 1895, la foule haineuse hurlait : « Mort aux Juifs ! »
Notes :
Marc Knobel « La condamnation de Dreyfus et l’opinion mondiale », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, Année 1985 / Volume 92 / Numéro 4 / pp. 419-424.
Idem