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Discours de M. Édouard PHILIPPE, Premier ministre
Commémoration du Vel’ d’Hiv
Dimanche 22 juillet 2018
Paris
Seul le prononcé fait foi
Mesdames et messieurs les ministres,
Madame la maire de Paris,
Monsieur le président, cher Serge Klarsfeld,
Monsieur le président du conseil représentatif des institutions juives de France,
Mesdames et messieurs,
« Cher papa, on nous emmène au Vélodrome d’Hiver, mais faut pas nous écrire maintenant parce que c’est pas sûr qu’on restera là. Je t’embrasse bien fort et maman aussi. Ta petite fille qui pense toujours à toi ».
C’est la première lettre que Marie Jelen, dix ans, adresse le 16 juillet 1942 à son père, un ancien tailleur polonais du 19è arrondissement, contraint de travailler dans une exploitation agricole ardennaise. Lettre après lettre, il y en aura sept au total, on suit son calvaire du Vélodrome d’Hiver jusqu’au camp de Pithiviers. Marie y attrape la scarlatine, puis la varicelle. Le 31 juillet, la police lui enlève sa mère qui rejoint un convoi de 358 femmes et 690 hommes pour Auschwitz où elle meurt peu de temps après. Le 21 septembre 1942, Marie monte avec 163 autres enfants, dans un train, le convoi n°35 pour Auschwitz, où elle arrive le 23 septembre. Ce même jour, Marie, petite française de dix ans, arrêtée, séparée de sa maman et livrée par la police française dans le cadre de cette « rafle des Innocents », sera assassinée dans les chambres à gaz.
Des lettres comme celles-ci, Mme Karen Taieb en a rassemblées des dizaines d’autres dans son ouvrage « Je vous écris du Vel d’Hiv. ». Des lettres qui racontent l’arrestation au petit jour. L’incompréhension, la stupeur. L’arrivée au Vel d’Hiv. L’odeur pestilentielle. L’étouffante chaleur. La soif, la faim, la promiscuité. Des lettres qui se font de plus en plus pressantes. Où l’angoisse grandit à mesure que l’espoir – celui que leur auteur place dans la France- disparaît. Des lettres à l’écriture tremblante, griffonnées sur un calepin ou au dos d’une enveloppe.
Des lettres qui contrastent avec la froide et rectiligne précision des documents que d’autres – la police, le service des étrangers et des affaires juives – ont élaborés et continuent d’élaborer durant ces jours funestes, pour organiser et rendre compte. Des documents qui encadrent, réquisitionnent, autorisent, comptabilisent. Des documents dans lesquels les hommes, les femmes, les enfants disparaissent derrière des chiffres, des colonnes, des paraphes et des coups de tampon.
Ces 16 et 17 juillet 1942, 4 500 policiers français arrêtent à leur domicile 13 152 Juifs, dont 4 115 enfants, tous Français. Les coupables sont connus. Ils se nomment, entre autres, Pierre Laval, René Bousquet, son adjoint, Jean Leguay, Louis Darquier de Pellepoix, commissaire général aux questions juives, Emile Hennequin, directeur de la police municipale. Ces coupables sont français. Ces autorités, cette administration, cette police sont françaises. Aucun soldat allemand n’a participé à cette rafle.
Durant ces jours sombres, la France a trahi. Elle a trahi ses citoyens. Trahi ceux qui croyaient en sa protection et qui pensaient y trouver refuge. Elle a trahi ses valeurs, celle d’un pays qui, en 1791, a été le premier d’Europe à reconnaître les Juifs comme des citoyens à part entière. Elle a trahi les Juifs de France qui sont morts pour elle. Je pense à Nissim de Camondo en 1917. Je pense à Marc Bloch. Des Juifs de France qui ont fait sa grandeur, sa gloire, souvent son génie. En les trahissant, la France s’est abîmée. Elle s’est perdue. Perdue dans les 74 trains qui partiront de son sol pour Auschwitz. Perdue avec les 76 000 Juifs français déportés. Elle s’est perdue en imposant le port de l’étoile jaune, en séparant à coups de crosse, des mères de leurs enfants. En organisant la rafle de milliers de Juifs en zone libre. En devançant les ordres de l’ennemi avec un zèle coupable.
Il existe des moments où la parole publique acquiert toute sa force, toute sa noblesse. Des moments où pour paraphraser André Malraux, « l’histoire remplace la politique ». Je fais bien entendu référence au discours que le président Jacques Chirac a prononcé le 16 juillet 1995. Peu de discours ont eu une telle résonnance. C’est en général, le signe de sa vérité. Une vérité qui libère, qui clarifie, qui apaise.
Une vérité qui a mis fin à des années de circonvolutions, de nuances, de ménagements. Parce que l’ombre portée de la Seconde guerre mondiale s’est peu à peu dissipée. Parce qu’une génération en a remplacé une autre. Parce que la recherche a fait son œuvre, en grande partie grâce à vous, Serge Klarsfeld. Grâce au patient travail de recoupements, de classement, d’identification que vous avez mené et qui a permis de révéler le clair-obscur de notre conscience.
On ne construit pas une Nation forte et unie, sur une mémoire sélective. Qu’on le veuille ou non, une mémoire nationale est faite d’inoubliables victoires et de cuisantes défaites. D’heures de gloire et d’épisodes de honte. De panache et de taches indélébiles. J’aime trop l’histoire, j’ai trop de respect pour elle, pour la faire taire quand elle m’attriste ou me fait honte. Cette vérité, nous la devions enfin aux 13 000 victimes que nous honorons aujourd’hui, aux 4 115 enfants que j’évoquais. Nous devions avoir ce courage, somme toute modeste par rapport à leurs souffrances, de regarder cette vérité en face. De ne pas ajouter l’indifférence d’aujourd’hui à celle d’hier.
Cette vérité, tous les présidents de la République, tous les premiers ministres l’ont réaffirmée depuis dans une très belle et très ferme unanimité républicaine. Avec leurs mots. Avec leurs convictions. Avec leur cœur. Le président Emmanuel Macron l’a fait ici même l’année dernière. Cette continuité, je m’y inscris pleinement, totalement, sans réserve. Des paroles, la République est ensuite passée aux actes. C’est l’installation en 1997 par le gouvernement d’Alain Juppé, de la mission d’étude de Jean Mattéoli sur la spoliation des Juifs de France. C’est la création deux ans plus tard par le gouvernement de Lionel Jospin, de la commission pour l’indemnisation des victimes de spoliation (C.I.V.S.).
Une commission qui a permis de verser plus de 500 millions d’euros d’indemnités au titre des spoliations matérielles. Auxquels s’ajoutent 53 millions d’euros au titre des spoliations bancaires. Cette commission a aujourd’hui, en grande partie rempli son office et la question de son avenir se posera un jour. Mais ce jour n’est pas encore venu. Il est un domaine dans lequel nous devons faire mieux : celui de la restitution des biens culturels. Vous le savez : dans les collections nationales, se trouvent de nombreuses œuvres dont les Juifs ont été spoliés durant l’Occupation. Des biens que l’Etat n’est pas encore parvenu à identifier dans leur totalité, encore moins à restituer. Je ne mésestime pas les difficultés concrètes que posent ces opérations. Mais nous ne pouvons pas nous satisfaire de cette situation. C’est une question d’honneur. Une question de dignité. De respect des victimes de ces spoliations, de leur mémoire et de leurs descendants. C’est pourquoi, j’ai décidé de doter la C.I.V.S d’une nouvelle compétence, celle de pouvoir recommander la restitution de ces œuvres ou, à défaut, d’indemniser les personnes concernées.
J’ai également décidé de charger le ministère de la Culture d’instruire directement ces dossiers. Et de prendre une part beaucoup plus active dans ce travail de restitution, plutôt que de laisser ce soin aux établissements publics culturels.
Je signerai un décret en ce sens dans les prochains jours. Et je souhaite que la ministre de la Culture, le président de la C.I.V.S s’assurent que ces nouvelles procédures s’appliquent avec toute la rigueur et toute l’efficacité qui désormais s’imposeront.
Soixante-seize ans, c’est la vie d’un homme. La vie du témoignage direct. Sa limite aussi. En un an, la République a perdu et honoré deux immenses et vigilants veilleurs : Simone Veil et Claude Lanzmann. Une vie, une blessure, une résilience, des combats d’un côté ; une conscience authentique, une « œuvre totale », un monument de vérité, de stupeur et de larmes de l’autre. Avec la disparition des témoins, la « mémoire » entre dans une zone de turbulences. Ces « turbulences de la mémoire », c’est la négation, l’oubli, c’est la manipulation, la confusion. Cette mémoire doit donc vivre :
- Elle doit s’actualiser, se préciser, se transmettre, se défendre : c’est le rôle primordial de la Fondation pour la mémoire de la Shoah qui a vu le jour en 2000 et dont Simone Veil a été la première présidente, puis la présidente d’honneur ;
- Cette mémoire, elle doit s’incarner, elle doit s’appuyer sur quelques « points fixes » : ces points fixes, ce sont les lieux de mémoire comme ce jardin, comme le Mémorial de la Shoah dans le 4e arrondissement de Paris, le Mémorial de Drancy, le site du Camp des Milles.
J’évoquais le « clair-obscur » de notre conscience nationale. J’ai parlé de « l’obscur ». Quand on fixe l’obscurité, il arrive que l’on distingue un peu de clarté. Cette clarté, elle porte un nom, celui de « Juste ». « On ne le connaissait pas et il ne nous connaissait pas » – témoigne Juliette Valadas, fille du couple de Justes Céline et Auguste Valadas, agriculteurs de Haute-Vienne. « On a accepté, c’était quelque chose qu’on ne pouvait pas refuser (…). On s’est serré les coudes et personne n’a jamais demandé : quand vont-ils partir ? ». Ces phrases, somme toute banales, c’est l’évidence du bien ; la fraternité à l’état brut. Ce sont les raisons d’espérer, en toutes circonstances, que la mémoire, la vôtre, permet d’entretenir. Ces raisons d’avoir confiance « dans les gens normaux » comme vous les désigniez cher Serge Klarsfeld, dans une tribune que vous aviez publiée en juillet 2012. Des « gens normaux », dont la noble simplicité a permis directement ou indirectement, de préserver la vie des trois quarts de nos compatriotes Juifs français.
C’est l’éternel combat du courage contre la lâcheté. Dans son autobiographie, « Le lièvre de Patagonie », Claude Lanzmann écrit que ce combat si terriblement et profondément humain, a constitué le « fil rouge » de son existence. Je vous propose de faire de ce combat, notre fil rouge commun. La lâcheté emprunte de multiples visages. Celui de l’injure anonyme sur internet. De l’inscription haineuse sur les murs. De l’insulte dans la rue. De l’agression d’hommes, de femmes, d’enfants parce qu’ils sont Juifs. Derrière cette lâcheté du quotidien, de l’anonymat, c’est la renaissance de cette vieille lèpre – l’antisémitisme- qui défigure l’Europe. Qui l’ampute aussi. De ses Lumières. De sa culture. De sa civilisation. De sa conscience.
« En cette matière, disait le président Jacques Chirac dans son discours du 16 juillet 1995, rien n’est insignifiant, rien n’est banal, rien n’est dissociable ». C’est dans cet esprit, que nous appliquons et que nous appliquerons le plan de lutte contre le racisme et l’antisémitisme que j’ai présenté en mars dernier.
C’est notre volonté absolue de modifier le droit – droit français comme droit européen- pour supprimer les contenus haineux sur internet. Pour en démasquer et en punir leurs auteurs. Et mettre fin à une intolérable impunité. Sur ce sujet, je serai évidemment très attentif aux futures recommandations de la députée Laetitia AVIA, du vice-président du CRIF Gil TAIEB et de l’écrivain et enseignant Karim AMELLAL, dans le cadre de la mission de réflexion qui leur a été confiée. Et pour ce qui concerne l’évolution du droit européen, je me réjouis de voir que les conclusions du Conseil européen des 28 et 29 juin derniers confirment le principe d’une initiative législative de la Commission européenne visant à améliorer la détection et la suppression des contenus incitant à la haine.
C’est la possibilité pour les cyber-enquêteurs d’utiliser des pseudonymes dans les cas d’insultes à caractère raciste et antisémite.
C’est une vigilance absolue, de tous les instants, sur toutes les formes d’expressions publiques qui, de manière délibérée ou non, s’apparentent à une incitation à la violence ou à la haine antisémite. Partout et de façon systématique, la justice sera saisie pour condamner de la façon, je l’espère, la plus sévère ces expressions illégales et mortifères.
« Le vrai danger, mon fils, se nomme indifférence. Mon père ne m’avait jamais enseigné tant de choses en si peu de mots » écrit Elie Wiesel dans « Le testament d’un poète juif assassiné ». Hélas, trop de chemins mènent à l’indifférence : l’idéologie, la colère, l’égoïsme, la lâcheté. Une indifférence qui, il y a plus de 75 ans, a conduit des peuples à seconder, consentir, ne pas empêcher l’anéantissement.
Une indifférence qui, aujourd’hui, nous conduirait à l’oubli de ce qui a été, ou à l’apathie face à ceux qui remettent en cause ce qui a été.
Une indifférence qui, demain, nous conduirait à considérer que le passé est passé et qu’il n’est qu’un moment, tragique mais révolu, de notre histoire.
Cette indifférence, entrelacs de facilité, de désinvolture, d’inconscience et d’ignorance, nous conduirait, demain comme hier, à notre perte.
A cette indifférence sombre et dangereuse, nous devons opposer notre vigilance, notre conscience, le souci de la connaissance et de la transmission du savoir. Nous devons opposer notre Humanité. L’Humanité de Marie Jelen, qui avait 10 ans en juillet 1942, et qui « pensait toujours à son père ». Nous sommes, ici, tous ses enfants. Et nous pensons à elle.
Discours publié sur le site de l'Elysée
Crédit photo : @ Alain Azria
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