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Pensez-vous qu’il ne soit toujours pas aisé de dénoncer l’islamisme en France et ses mécanismes d’implantation ? Vous semble-t-il alors qu’il ne faut pas éveiller la population au danger de la présence sur notre territoire d’islamistes ?
Mon problème à moi, c’est de combattre, dans le débat public, l’islamisme politique et ses soutiens, principalement situés à gauche. Ce qui implique deux choses qui ne sont pas toujours bien comprises : d’abord qu’il y a une différence entre cette vision et cet usage idéologiques de la religion et la religion musulmane elle-même ; ensuite qu’il y a une forme de complaisance voire de connivence dans une certaine gauche pour cette idéologie puisqu’elle se présente avant tout comme une lutte contre une domination.
Nous sommes ici sur le terrain du combat idéologique, comme il y en a eu d’autres dans le passé, contre le nazisme ou contre le communisme à certains moments du XXème siècle. Or c’est assez compliqué à faire passer dans l’opinion dans la mesure où en dehors du terrorisme et des actions des djihadistes dans certains pays, l’islamisme n’est pas perçu comme une idéologie globale. Comme s’il s’agissait d’un problème de sécurité, intérieure et extérieure à la fois, et non d’un problème politique.
Notamment, comment expliquez-vous la difficulté d'une partie des intellectuels de gauche à penser l'islamisme voire simplement à prononcer son nom ? Vous parleriez d’islamo-gauchisme ? Qu’est-ce que c’est ?
Chez certains intellectuels (le terme étant pour moi à comprendre au sens large ici c’est-à-dire des universitaires, des chercheurs, des journalistes, des intervenants divers dans le débat public…) qui se situent eux-mêmes à gauche, « l’islamisme n’est pas une chose grave en soi » pour reprendre les termes mêmes de la journaliste de Mediapart, Jade Lindgraad. Ils considèrent qu’il s’agit uniquement d’une dérive circonstancielle de certains musulmans, et encore peu au fait de l’islam en général, à travers le terrorisme et le djihadisme, due à la conduite de l’Occident au Proche-Orient. A leurs yeux en tout cas, les discours et les pratiques d’un islamisme politique dans une société comme la France, les formes de radicalité, non violentes mais néanmoins très marquées dans l’espace public, dans les entreprises ou les médias n’ont pas de caractère particulièrement remarquable. Elles sont même parfois considérées comme tout à fait normales au regard des discriminations que subissent certains musulmans en raison l’affichage public de leur religion. Cette gauche-là reprend d’ailleurs les mêmes arguments que les islamistes politiques, et se retrouvent à leurs côtés lors de réunions, manifestations, colloques, etc.
Le terme islamo-gauchisme devrait être utilisé avec précaution. Il ne désigne à mon sens que ceux qui venus de l’extrême-gauche font ouvertement cause commune avec les islamistes politiques au nom d’une lutte contre l’Etat en particulier, contre son « islamophobie » supposée par exemple. Il y a un petit nombre de personnalités et d’organisations (politiques, syndicales, associatives) qui appartiennent à cette gauche ou du moins s’en revendiquent qui sont systématiquement favorables aux positions des représentants de l’islamisme politique. À la manière d’intellectuels organiques, on trouve aujourd’hui des sociologues notamment ou des journalistes pour relayer les thématiques et les opérations de communication d’associations comme le CCIF, Lallab, le PIR, le Bondy Blog… qui gravitent dans cette mouvance.
Certains intellectuels vous accusent de vous agiter « médiatiquement en consolidant les passages islamophobes entre «islam», «islamisme» et «djihadisme» ». Que répondez-vous ?
Je réponds que l’amalgame est précisément fait par ceux qui m’accusent ainsi. Dernier exemple en date : Edwy Plenel, à l’occasion de l’affaire Ramadan, qui dans le même discours unit islam et islamisme lorsqu’ilassimile la critique du théologien des Frères musulmans à une « guerre » contre l’ensemble des musulmans !
Pour ma part, et comme nombre de ceux qu’on traite à longueur de journée de « laïcards » (c’est le même vocabulaire au passage que celui de l’extrême-droite et des catholiques intégristes), comme mes amis du Printemps républicain, je ne combats politiquement que l’islamisme, certainement pas les musulmans. Et d’ailleurs, ce combat se mène avec des musulmans, car ce sont eux qui les premiers ont à souffrir de l’islamisme.
On comprend ici que ce sophisme plenélien lui sert à dissimuler sa propre compromission, de longue date, avec une personnalité telle que Tariq Ramadan, et à essayer d’apparaître comme un simple journaliste alors qu’il est un militant politique depuis toujours.
Il me semble toutefois que nos compatriotes ne s’y trompent pas. Ils comprennent que lorsque l’on s’oppose à l’islamisme dans sa version politique, on combat pour notre commun, dans sa spécificité française, c’est-à-dire ouvert à toutes les manières de croire ou de ne pas croire dès lors qu’elles sont respectueuses des principes qui fondent notre contrat social. Or on sait par exemple que la liberté des femmes et l’égalité entre hommes et femmes sont pour nous fondamentales. Ce qui gêne une conception fondée, elle, sur le traitement inégal des deux sexes dans l’espace public ainsi qu’il est prescrit par certaines lectures de l’islam. C’est l’enjeu, important, du port du voile et de la manière dont il est accepté ou non dans notre vie sociale, dans certaines circonstances et sous certaines conditions.
Le sophisme dont je parlais juste avant à propos d’Edwy Plenel se retrouve d’ailleurs comme élément-clef dans toute la rhétorique de ce camp politique puisqu’à la manière de l’inversion du langage bien mise en évidence par George Orwell dans 1984, le voile islamique ou la non-mixité deviennent des outils d’émancipation de la femme, entre autres exemples.
Le républicanisme laïc peut-il être aujourd'hui une réponse suffisante à la crise existentielle que traverse notre pays ?
Si l’on entend par républicanisme laïque un simple cadre juridique, c’est-à-dire neutre et procédural, certainement pas. La laïcité dans et par les textes (les lois de 1905 et de 2004 au premier rang) est indispensable mais elle ne peut suffire à ré enchanter la politique et redonner à notre commun un sens à la fois historique et philosophique. C’est à une laïcité dans les têtes qu’il faut réfléchir ici. C’est-à-dire à une manière de penser la possibilité même de créer et faire vivre notre commun en y acceptant les différences dites identitaires – nous sommes tous des individus aux multiples appartenances de ce point de vue – mais dans un sens historique précis puisque nous ne venons pas de nulle part et que nous avons des liens particuliers avec cette histoire commune (qui concerne aussi bien le sacrifice pour la patrie de tous les Français pendant la Première Guerre mondiale que la colonisation par exemple pour s’en tenir au XXème siècle), et avec un projet défini ensemble, démocratiquement, puisque nous sommes une communauté de citoyens démocratique.
Le républicanisme à la française, c’est tout cela à la fois. Et il ne s’agit pas de choisir tel ou tel de ses aspects pour se dire républicain et se satisfaire de ce qu’il va dans tel ou tel sens, il s’agit d’en reconnaître et d’en accepter l’ensemble afin qu’il fonctionne. C’est précisément les écarts par rapport à ce « bloc » républicain (on fait référence ici à ce que Malraux nommait le « bloc Michelet » à propos de la Révolution française) qui ont créé les espaces vides et conflictuels aujourd’hui. Quand Péguy parlait de « La République… notre royaume de France », c’est précisément cela qu’il avait en tête : la construction d’un commun français par-delà les différences identitaires qui ont toujours traversé notre histoire. Et aujourd’hui, il en va et il doit en aller de l’islam comme de toute autre religion ou croyance.
Donc la République ne se substitue ni ne s’oppose à aucune croyance, elle est le cadre, français – ce qui nous distingue d’autres pays et d’autres approches –, qui permet à chacun d’être ce qu’il est, de croire à ce à quoi il croit, etc. sans que cela ne soit une contrainte pour les autres. Elle est aussi le cadre où lorsque telle croyance voudrait s’imposer comme la seule « vraie » ou « unique » à certains de nos concitoyens, celle-ci sera fermement combattue dans cette prétention et remise à sa juste place. La République permet de choisir et d’être libre, tout en étant protégé contre ceux qui voudraient imposer leurs choix. Et ce dans tous les domaines.
C’est ça, à mes yeux, le républicanisme, et il est très substantiel, bien loin d’un pur procéduralisme ou du neutralisme philosophique dont certains, notamment au sein des différentes religions, voudraient l’affubler. Cela correspond d’ailleurs, au-delà du cas français, à la tradition politique qui porte ce nom dans de nombreux pays.
Dans les médias, il est souvent question de parallèle entre juifs et musulmans comme boucs émissaires ? Qu’en pensez-vous ?
Ce parallèle est quasi-systématiquement une manière d’excuser des pratiques radicales de la part d’islamistes, exactement comme lorsque l’on accuse « d’islamophobie », de haine contre les musulmans, les défenseurs de la laïcité qui s’opposent aux islamistes. C’est devenu un classique dans toute une partie de la gauche justement. Il ne faut pas laisser faire.
Sur le fond, le parallèle entre juifs et musulmans n’a aucun sens. D’abord parce que les groupes religieux concernés n’ont évidemment pas la même taille. Ensuite parce que d’un point de vue strictement religieux, le judaïsme n’est absolument pas une religion prosélyte quand l’islam l’est pleinement, ce qui change beaucoup de choses quant au rapport entre les croyants qui s’en réclament et la société dans son ensemble. Enfin parce que le rapport entre foi et politique n’a pas du tout le même sens pour les deux religions, là encore la manière dont il est très largement interprété dans l’islam le rend bien plus prégnant dans la société par rapport au judaïsme.
Bref, à part l’usage instrumental de la persécution des juifs dans le passé comme modèle de l’oppression des musulmans aujourd’hui, et donc des stratégies victimaires qui y sont liées, je ne vois pas bien le sens d’un tel parallèle.
Pensez-vous qu’en France, il soit encore difficile de dénoncer l’antisémitisme? Que revêt l’antisémitisme des années 2017 ?
Il est difficile, pour certains, de dénoncer l’antisémitisme. Parce que dénoncer l’antisémitisme aujourd’hui, ce n’est plus dénoncer principalement l’extrême-droite comme par le passé mais une partie de la gauche, de l’extrême-gauche essentiellement, et des groupes identitaires qui se réclament de l’islam ou de l’immigration.
Or à mes yeux, on ne peut faire le tri dans l’antisémitisme, pas plus que dans le racisme. Et quand on entend certains propos qui se disent « antisionistes » en reliant systématiquement toute question concernant les juifs à Israël et à la situation au Proche-Orient, on comprend bien que l’enjeu est ailleurs que dans le soutien à la lutte des Palestiniens. Bien des intervenants ne connaissent souvent rien à la situation là-bas. Il s’agit d’une manière « acceptable » socialement ou du moins non qualifiable pénalement de dire son antisémitisme. Sachant que celui-ci se dit de plus en plus à ciel ouvert sur les réseaux sociaux.
On l’a vu encore récemment dans l’affaire Filoche, l’antisémitisme d’aujourd’hui recouvre à la fois une vision classique du juif comme « riche », « cosmopolite », « ami des puissants », « tirant les ficelles », etc., et une vision plus contemporaine de type « choc des civilisations » dans laquelle les musulmans s’opposent aux juifs comme aux chrétiens. L’antisémitisme concentre ainsi les maux de l’époque : obscurantisme, complotisme, dérive identitaire.
Est-il une menace pour la République ?
Pour le moment, heureusement, non. Mais il est une menace d’abord et avant tout pour les juifs qui sont souvent contraints de quitter ce que l’on appelle pudiquement les « quartiers populaires » en raison d’un climat malsain, que ce soit dans les écoles publiques ou tout simplement dans l’espace public.
Cette menace est aussi présente dans les représentations collectives d’ensemble, suite à des affaires comme celle de Sarah Halimi. Nous avions été un certain nombre à nous indigner publiquement de son traitement médiatique à bas bruit, comme s’il ne fallait pas heurter des sensibilités identitaires.
Or la défense des juifs doit être l’affaire de tous les républicains et pas seulement des juifs eux-mêmes, comme ça l’était à l’époque de l’affaire Dreyfus ou sous l’Occupation. L’histoire nous a enseigné qu’il s’agissait là d’un impératif si l’on veut continuer à vivre en conformité avec les principes mêmes de la République qui sont la traduction française de l’humanisme moderne.