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Publié le 28 Juin 2018

#Crif #ContreLaHaine - Les préjugés antisémites au cœur d’un procès à Créteil

Durant deux semaines, les Assises du Val-de-Marne jugeront les quatre prévenus dans l’agression antisémite d’un jeune couple en 2014 à Créteil. Un procès au cœur duquel sont nichés des clichés antisémites tenaces.

Par Marc Knobel, historien et Directeur des Etudes au Crif

Durant deux semaines, les Assises du Val-de-Marne jugeront les quatre prévenus dans l’agression antisémite d’un jeune couple en 2014 à Créteil. La jeune femme avait été victime de viol. 

Les faits remontent au lundi 1er décembre 2014 à midi, dans le quartier très fréquenté du Port, situé en bordure du lac de la ville de Créteil. L’un des deux fils des locataires, âgé de 21 ans, se trouve avec sa compagne, 19 ans, dans l’appartement. Immédiatement, des malfaiteurs s’infiltrent dans l’appartement et les braquent avec un pistolet automatique et un fusil à canon scié, selon des sources policières. Pendant près d’une heure trente, ceux-ci fouillent l’appartement, à la recherche de bijoux, ordinateurs, téléphone portable et autre cartes bancaires. La jeune femme a été victime d’un viol.

« Ils me disent : On sait que les juifs ont de l’argent, et les juifs ça met pas l’argent à la banque », se souvient Jonathan. «On m’a mis une arme sur le front» (BFM, 26 juin 2018). Trois ans et demi après les faits le jeune homme est toujours traumatisé: «Ça détruit votre vie, ça pulvérise tout autour», explique-t-il. «Et encore aujourd’hui, c’est hyper difficile d’essayer de recoller les morceaux.»

Un peu plus tard dans l’après-midi, deux des trois agresseurs sont interpellés et placés en garde à vue, après avoir été repérés dans une ville voisine en possession de bijoux. Le troisième, qui avait pris la fuite est interpellé deux jours plus tard.

La qualification antisémite de l'agression 

Les agresseurs sont donc poursuivis pour "viol en réunion", "vol avec arme", "séquestration", "association de malfaiteurs" et "extorsion", mais pas pour violences "en raison de l'appartenance religieuse".

Cependant le 26 mai 2017, le parquet de Créteil estime (enfin) que les agresseurs qui avaient braqué ce couple à domicile les avaient ciblés à cause de leur religion. Là où le juge en charge de l'enquête n'avait donc pas retenu précédemment cette incrimination raconte Le Parisien, 26 mai 2017.

Dans ses réquisitions du 17 mai, le parquet de Créteil revient donc à la lecture initiale du dossier.

Les victimes ont «relaté que certains de leurs agresseurs avaient explicité leurs agissements par référence, cette fois encore, au préjugé selon lequel les juifs, ça a de l'argent ou les juifs, ça met pas l'argent à la banque», avance le magistrat. «Je suis ravi que le parquet ait redonné tout son sens à cette affaire. Si on ôte son caractère antisémite, on ne peut pas la comprendre», se réjouit aussitôt Maître Patrick Klugman, l'un des avocats du couple (Le Parisien, 26 mai 2017).

Les accusés nient le caractère antisémite de l’agression

Pourtant aujourd’hui devant le box des accusés, tous nient le caractère antisémite de l’agression et attribuent les propos antisémites à l’accusé en fuite. Les deux hommes considérés comme les agresseurs, Abdou K. et Ladje H. reconnaissent leur participation à cette agression. Mais ils se défendent de tout « racisme » ou « antisémitisme ».

Les deux hommes considérés comme des complices, Yacin K. et Cheik-Omar S. contestent leur participation à ce kidnapping et cette agression, rapporte Le Parisien, 26 juin 2018.

Ajoutons que dans une écoute téléphonique dévoilée par Le Monde du 25 juin 2018, l'un des agresseurs aurait également évoqué «ses frères de Syrie» et de «Palestine», expliquant qu'eux-mêmes étaient «les envoyés de Mohamed Merah».

Pour Patrick Klugman, avocat des parties civiles, le caractère antisémite du crime ne fait aucun doute. Il l’explique ainsi : «Le préjugé antisémite explique le ciblage. Si on enlève le caractère antisémite dans cette affaire, elle devient inintelligible. On ne peut pas comprendre sinon pourquoi ils s’en prennent à cette famille modeste», confie-t-il à Libération. Même constatation pour Maître David-Olivier Kaminski.

Le couple, lui, n’a pas résisté aux effets dévastateurs du drame. Depuis les faits, Jonathan, qui vit toujours en région parisienne, a perdu son emploi. Il a du mal à dormir. Sa mère ne sort presque plus dans la rue. Laurine, elle, est retournée seule vivre dans sa Normandie natale. Cette région où elle avait rencontré Jonathan, du temps où il était gendarme, rapporte Libération, 26 juin 2018.

Un vieux préjugé historique

Pour rappel parce qu’il faut le rappeler, le cliché/préjugé selon lequel « les Juifs ont de l’argent » est (bien) ancré dans les esprits et cela ne date pas d’aujourd’hui.

L'antisémitisme «économique» est une conséquence de l'antijudaïsme religieux.

Expliquons : considéré comme le peuple «déicide», les Juifs sont mis au ban de la société par les chrétiens (1). Comme le rappelle le sociologue Michel Wieviorka dans une interview à l'Obs (2): «au Moyen Age, les juifs ont souvent été, sinon expulsés, maltraités et confinés à des fonctions liées à l'argent, ce qui était mal considéré. Beaucoup travaillaient dans la banque. Ils ont alors commencé à subir des accusations de rapacité et d'avarice.».

L'un des exemples les plus connus de ce stéréotype figure dans le livre de William Shakespeare, « Le Marchand de Venise », dans le caractère de Shylock, un usurier juif qui demande du héros, Antonio, un litre de viande quand celui-ci ne peut rendre le prêt.

Mais c'est à l'orée du XIXème siècle, avec l'émergence du capitalisme industriel, que le cliché des Juifs et de l'argent s'affirme avec une nouvelle force. Les Juifs sont alors accusés d'être les promoteurs du capitalisme mondialisé. Le cliché se transforme en complot».

L'historien Gerald Krefetz dans son livre « Les juifs et l'argent: les mythes et la réalité », résume l'idée de l'antisémitisme économique en une phrase: «[les juifs] contrôlent les banques, la réserve monétaire, l'économie et les affaires — de la communauté, du pays, du monde» (3).

Et c’est au nom de ce préjugé assassin que, plus près de nous, le jeune Ilan Halimi est sauvagement assassiné, en 2006 (4).

Et de nos jours ? Que disent les sondages sur ce préjugé ?

En 2014, la Fondation pour l’innovation politique mène deux enquêtes avec l’Ifop. La première a été menée auprès d’un échantillon de 1 005 personnes, représentatif des Français âgés de 16 ans et plus. La représentativité de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas (sexe, âge, profession de la personne interrogée) après stratification par région et catégorie d’agglomération. Les interviews ont eu lieu par questionnaires auto-administrés en ligne du 26 au 30 septembre 2014. Cette enquête révèle que 25% des Français pensent que les Juifs « ont trop de pouvoir dans le domaine de l’économie et de la finance » (25 %)

En 2015-2016 et durant 18 mois, l'Ipsos enquête sur le « vivre ensemble » en France. Et plus particulièrement sur la façon dont sont perçues les communautés juive et musulmane dans notre pays. L'étude, qui a été commandée par la Fondation du judaïsme français (janvier 2016), révèle surtout le sentiment de défiance qui traverse notre société.

Si « les Français considèrent massivement que les juifs sont bien intégrés », plus d'un sondé sur deux (56 %) estime qu'ils ont « beaucoup de pouvoir », ou qu'ils sont « plus riches que la moyenne des Français ».Pour 41 %, ils sont même « un peu trop présents dans les médias » et 60 % pensent qu'ils ont leur part de responsabilité dans la montée de l'antisémitisme. Résultat : pour plus d'un sondé sur dix (13 %), « il y a un peu trop de juifs en France » (5).

Après le sondage paru dans le Journal du dimanche, c’est au tour du Parisien de publier un autre sondage. Le quotidien reprend un sondage de l'Ifop (étude de l'Ifop menée en ligne auprès de 1468 personnes entre le 3 et le 5 février), commandé par SOS Racisme et l'UEJF, sur les préjugés supposés sur les juifs, avec des questions (cependant) caricaturales (6). Entre un tiers et un quart des interviewés adhèrent à l’idée que les juifs utilisent dans leur propre intérêt leur statut de victimes du génocide nazi (32%), qu’ils sont plus riches que la moyenne des Français (31%), qu’ils ont trop de pouvoir dans les médias (25%) ou dans le domaine de l’économie et des finances (24%, contre 19% s’agissant de la politique)(7).

Enfin, en octobre 2016, un sondage d’opinion CNCDH/SIG/IPSOS révèle que 35% des Français pensent que « les Juifs ont un rapport particulier avec l’argent » (66% par rapport à janvier 2016) (8).

Au final, nous voyons (rapidement ici) que les préjugés antisémites sont loin d'avoir disparu. Pire, les sondages récents montrent qu'une forte proportion de Français pense que les juifs sont riches ou qu'ils ont une forte influence dans la société. Et, hélas et depuis quelques années, cet antisémitisme (primaire) connaît un nouvel écho.

Notes :

1)    Pour les chrétiens, comme pour les Grecs, le temps n'appartenant pas aux hommes, ils n'ont le droit ni de le vendre ni de le faire fructifier. Le prêt est une activité malsaine qui permet de gagner de l'argent sans travailler. Enfin, le prêteur peut s'enrichir, ce qui concurrence le projet de l'Eglise d'être le lieu principal d'accumulation des richesses. L'Eglise assimile donc le prêteur au diable: il est comme le dealer qui fournit de la drogue, une nouvelle forme de la tentation.

2)    http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20141204.OBS7030/les-juifs-et-l-argent-il-faut-eduquer-des-l-ecole-apres-c-est-trop-tard.html

3)    L’ouvrage de référence : Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent : histoire économique du peuple Juif, Paris, Le Livre de Poche, N° 15580, octobre 2007.

4)    Voir à ce sujet, Marc Knobel, Haine et violences antisémites. Une rétrospective : 2000-2013, Paris, Berg International Editeurs, pp.169-184.

5)    Les sondages de 2016 seront très critiqués. Les questions seront jugées tendancieuses et caricaturales.

6)    Idem.

7)    http://www.ifop.com/media/poll/3296-1-study_file.pdf

8)    Sondage CNCDH/SIG/IPSOS, réalisé du 17 au 24 octobre 2016, sur un échantillon de 1006 personnes. Voir à ce sujet le rapport de la CNCDH, « La Lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie », Paris, La Documentation Française, pp. 58 et suivantes.