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Question : Avec Annick Duraffour, vous publiez un ouvrage sans concession de 1174 pages sur Céline, intitulé Céline. La race, le Juif. Légende littéraire et vérité historique, aux Éditions Fayard. Les études diverses, les livres, les biographies sur Céline ne manquent pas, depuis près de 70 ans. Pourquoi ce nouvel ouvrage ? Quelle est cette « légende littéraire » que vous déconstruisez ?
Annick Duraffour. Il y a sur « Céline » une sorte de combat sans cesse renaissant entre l’histoire et la légende. Les recherches avancent, les publications s’accumulent, ce qui n’empêche pas la légende de revenir sans cesse par la fenêtre. La masse des documents disponibles n’empêche pas non plus les contresens d’interprétation, le silence ou les argumentations fallacieuses sur les moments cruciaux de la vie de l’écrivain. Les biographies publiées travaillent toujours, plus ou moins habilement selon les auteurs, à la disculpation de leur objet, à qui on veut bien reprocher ses vilaines opinions, mais qui ne saurait être coupable d’actes concrets. Chez certains céliniens médiatiques, la paralysie du jugement critique qui accompagne l’enthousiasme littéraire me semble relever d’une attitude religieuse. Pour ceux-là, Céline reste une sorte d’idole qui impose la docilité en ligotant l’intelligence.
Après la guerre, Céline, l’un des premiers écrivains collaborationnistes à avoir fui la France (dès juin 1944), s’emploie à substituer l’image de l’écrivain maudit à celle du salaud. La légende de l’écrivain maudit qu’il forge en exil au Danemark est reprise en écho par ses admirateurs fascinés. Après son procès et l’amnistie qu’il obtient par des moyens douteux (grâce aux manœuvres de son avocat Jean-Louis Tixier-Vignancour), il s’agit pour lui de retrouver en France éditeurs et audience, malgré l’opprobre dont il est l’objet dans les milieux de la Résistance, malgré la mémoire encore vive du rôle qu’il a joué pendant l’Occupation. La posture de l’ « écrivain génial », voué à la seule « petite musique », a pour fonction de faire oublier celui qui fut « le plus utile défenseur du rapprochement entre la France et l’Allemagne nationale-socialiste » − c’est ainsi qu’en août 1942 Fernand de Brinon présente son « ami » à Karl Bömelburg, le chef de la Gestapo. Pour réintégrer la société française, Céline ne craint pas le coup de force : il s’emploie à inverser les rôles, à traiter ses accusateurs en persécuteurs, à inventer la haine jalouse de son style pour enterrer les faits. Les jérémiades et l’allure de clochard déguenillé finissent de persuader les imaginations, toujours naïves. L’image misérabiliste de Céline, appelant la compassion, est colportée par tous les milieux célinistes. On la trouve reprise par Paul Morand, qui, selon Lucette (veuve Destouches), aurait le mieux compris Céline en écrivant dans Mon plaisir en littérature à propos de la mort de l’écrivain : « C’est un pauvre chien d’aveugle qui s’est fait écraser, tout seul, pour sauver son maître infirme, cette France qui continue à tâter le bord du trottoir. » Célébré comme un « génie littéraire », Céline devient aussi une victime sur le sort de laquelle on s’apitoie.
Q. Vous montrez que cette dimension victimaire est au centre de la légende célinienne et aussi que cette dernière reste présente dans le discours des célinistes d’aujourd’hui…
Pierre-André Taguieff. Le cas Céline reste une affaire politico-littéraire dont les pièces sont peu à peu rassemblées par les chercheurs, malgré les efforts des célinophiles inconditionnels de toutes obédiences. Ces derniers se sont évertués à propager des biographies romancées de Céline, récits apologétiques recyclant nombre de ses mensonges et de ses mythes personnels (par exemple, ses prétendues origines bretonnes et flamandes), et légitimant ses postures trompeuses, celles notamment du « persécuté », du « bouc émissaire ». « Le persécuté c’est moi », écrit Céline à Lucette Destouches le 13 août 1946. Délire de persécution, posture du persécuté. C’est le cœur de la légende célinienne. Céline a été angélisé, victimisé, héroïsé.
Parlant de lui peu après sa mort, son ami Marcel Aymé perd toute faculté critique pour se faire aussi indulgent que complaisant : Céline « était avant tout un idéaliste », il « avait la haine du mal sous toutes ses formes ». Et Philippe Sollers, en fervent célinolâtre, ose affirmer : « C’est sans doute ainsi qu’il faut voir Céline, comme il se décrit finalement dans tous ses livres : un enfant innocent perdu dans un monde coupable. » Que dire devant cette avalanche de clichés et de stupidités sophistiquées dont la fonction est de remplacer la vérité historique par la légende victimaire ? Les admirateurs qui se sont enfermés dans la bulle céliniste se sont immunisés contre tous les faits susceptibles de mettre en cause la légende. Ils évitent le plus possible d’aborder les questions sulfureuses, minimisent ou relativisent les faits gênants, quand ils ne les nient pas purement et simplement, écartent d’emblée tous les témoignages contraires à leur vision apologétique, etc. On découvre que l’espace des publications sur Céline est en grande partie occupé par une petite troupe de publicistes qui s’affairent en vue d’un objectif : procéder au « blanchiment » de leur héros et martyr. Notre ouvrage est aussi une réaction contre cette opération relevant de la mystification.
Q. Avez-vous voulu poser les fondements d’une biographie critique de Céline, en dénonçant l’indulgence et la complaisance, voire la connivence dont font preuve les biographes célinophiles ?
PAT. Notre objectif a été en effet de contribuer à la démythologisation de la question Céline, plus d’un demi-siècle après la mort de l’écrivain. « On doit des égards aux vivants ; on ne doit aux morts que la vérité », comme l’écrivait Voltaire en 1719 dans une lettre à M. de Grenonville. Ce travail critique a été exemplairement commencé par Alice Kaplan en 1987 sur Bagatelles pour un massacre et poursuivi par Odile Roynette en 2015. Il faut saluer aussi les travaux de Marie Hartmann, d’André Derval et de Gaël Richard. Ce dernier fournit de nouveaux instruments de travail avec, entre autres, la publication du dossier de la Cour de justice de la Seine.
Pour ma part, au début des années 1990, j’ai commencé à m’intéresser au pamphlétaire antijuif Céline en marge de mes travaux sur les Protocoles des Sages de Sion, le plus célèbre des faux antisémites, dont la thématique a largement inspiré Céline. Annick Duraffour, en 1992, a publié son premier article sur l’écrivain aussi connu que méconnu : « Céline propagandiste ». Un pamphlétaire antijuif, un propagandiste pro-nazi : nous avons suivi ces deux pistes corrélatives, et, en avançant dans nos recherches, fait quelques découvertes éclairantes, montrant sous un jour nouveau l’activisme de l’écrivain engagé dans la cause antijuive.
Il s’agissait pour nous à la fois, dans notre livre, d’établir les faits et de poser le problème plus général, sur ce cas exemplaire, de la responsabilité morale et politique de l’écrivain. Car, dans la légende célinienne, le culte du « style » pur a permis d’imposer l’image de l’écrivain « génial », irresponsable et intouchable, magnifiquement « infréquentable », admirablement « réfractaire ». Cette esthétisation va de pair avec une dépolitisation de la trajectoire de Céline, qui fut, en dépit de ses dénégations d’après-guerre, un écrivain engagé, mu par des idées et des passions politiques. « Je suis raciste et hitlérien, vous ne l’ignorez pas », écrit-il à Robert Brasillach en juin 1939. Et il ajoute : « Je hais le Juif, les Juifs, la juiverie, absolument, fondamentalement, instinctivement, de toutes les façons. Une haine parfaite. » Cette lettre, Brasillach refusera de la publier dans Je suis partout, comme d’autres par la suite. Céline, par son pro-hitlérisme inconditionnel et son extrémisme antijuif, a réussi à choquer la direction de l’hebdomadaire fasciste.
Q. Parmi les découvertes dont vous faites état dans votre livre, l’une des plus choquantes pour les défenseurs de Céline est qu’il a été un agent d’influence nazi. Sur quels documents vous fondez-vous ?
AD. Je me fonde sur les procès-verbaux des auditions et interrogatoires de Helmut Knochen, chef de la police allemande en France, qui sont menés fin 1946-début 1947 par la DST, puis par les Renseignements Généraux. Ces archives sont librement communicables depuis le décret du 24 décembre 2015 qui porte ouverture d’archives relatives à la Seconde Guerre mondiale.
Sur la base des auditions de Knochen conduites par la DST, la direction générale des Renseignements généraux identifie Céline comme « agent du SD » (service de renseignements de la police allemande) dans une liste de 45 noms d’« agents de l’ennemi ». On peut le considérer comme un « agent » par conviction idéologique, disons un collaborateur volontaire des services de police allemands, prêt à apporter ses informations, son avis et ses conseils sur les mesures à prendre. Interrogé ensuite par la Direction des Renseignements généraux, Knochen cite « parmi les Français désireux de collaborer volontairement avec les services allemands » : « Montandon, Darquier de Pellepoix, Puységur, Céline, Lesdain », tous ardents hitlériens et antisémites fanatiques. Aucun document n’atteste, à notre connaissance, qu’il a été directement rémunéré pour des services rendus. Mais on sait en revanche qu’il a bénéficié d’avantages divers de la part des autorités allemandes (du papier pour la réédition de ses livres, ses demandes d’intervention en faveur de ses amis, son invitation en Allemagne pour un voyage médical, sa fuite en Allemagne et son accueil à Baden-Baden, son laisser-passer pour le Danemark en pleine guerre, etc.). Ces déclarations de Knochen viennent corroborer les déclarations, jusque-là isolées, de Hans Grimm, Hauptscharführer SS à Rennes et responsable des services de renseignements. Ce responsable SS avait déclaré devant le tribunal de Leipzig que Céline avait pu obtenir un laisser-passer pour la zone côtière interdite grâce à une recommandation de Knochen et qu’il effectuait des missions pour le SD, le service de renseignements allemands, à Saint-Malo.
Les relations qu’il entretient avec des responsables de la politique antijuive, de la propagande (I.E.Q.J.), du SD ou du P.P.F. (le parti de Doriot), les conseils de propagande qu’il donne à Fernand de Brinon (le représentant du gouvernement de Vichy auprès des autorités d’Occupation) ou à Karl Epting (le directeur de l’Institut allemand), l’information délatrice qu’il transmet à Epting, ses visites fréquentes avenue Foch, dans les locaux de la police allemande, sa rencontre avec Bömelburg alors qu’il vient d’apprendre l’extermination en cours des Juifs d’Europe, tout ceci confirme factuellement les déclarations des responsables SS.
Q. Quand et comment Céline a-t-il rejoint les milieux antisémites soutenus par l’appareil nazi ? A-t-il été en relation suivie avec des personnalités collaborationnistes ?
PAT. Dès le printemps 1938, après le succès rencontré par Bagatelles pour un massacre et sa traduction en allemand sous un titre plus explicite : Le Complot juif en France (Die Judenverschwörung in Frankreich), avec l’aval de l’Office Rosenberg sur la littérature et l’édition, Céline s’intègre dans le dispositif de la propagande antijuive internationale orchestré par les nazis. L’un de ses traducteurs, Arthur S. Pfannstiel, qui aura sous l’Occupation de hautes responsabilités (co-directeur, fin juillet 1940, de la section antimaçonnique de l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg), devient son ami. Hautement significatives sont aussi ses relations amicales avec le leader antijuif et pronazi canadien Adrien Arcand qui l’accueille à Montréal en « invité d’honneur », début mai 1938, à l’assemblée générale de son mouvement, les « Chemises bleues ». Arcand est l’auteur d’une compilation antijuive, La Clé du mystère, qui, traduite en plusieurs langues et diffusée par les services nazis de propagande, a servi de bréviaire aux plumitifs antijuifs à partir de 1937. Céline y a puisé à pleines mains dans Bagatelles pour un massacre. Cette piste conduit aux contacts internationaux de Céline avec des réseaux nazis ou pronazis, à commencer par l’agence spécialisée dans la propagande antijuive, le Welt-Dienst, ou « Service mondial » (dont Arcand était l’un des correspondants en Amérique du Nord), qui soutenait et fournissait en matériaux divers les professionnels français de l’antisémitisme, tous agents stipendiés : Henry Coston, Jean Boissel, Lucien Pemjean, Jean Drault, Louis Darquier ou Henri-Robert Petit, ami et « documentaliste » gracieux de Céline pour Bagatelles et L’École. Céline a utilisé de nombreux documents – souvent des faux – diffusés par le Welt-Dienst.
AD. En 1938-39, Céline fait partie du groupe ultra minoritaire des antijuifs racistes prohitlériens. Il assiste aux réunions de La France enchaînée de Darquier (leader du Rassemblement anti-juif), met en relation Petit, l’anthropologue raciste George Montandon et le Welt-Dienst. Début septembre 1938, il donne un conseil pratique à Petit, qui avait lancé le mensuel pro-hitlérien Le Pilori : « Cher ami (…) il [George Montandon] vous donnera la meilleure doctrine mais il faudra rendre tout ceci populaire. » Il est sous l’Occupation la caution et la référence majeure des activistes de l’antisémitisme racial, au point que la figure de l’écrivain s’efface alors derrière celle du guide idéologique. Céline fréquente Otto Abetz, Fernand de Brinon, Jacques Doriot, Arthur S. Pfannstiel (du SD), Karl Epting qui l’admire et lui apporte tout son soutien. Il rencontre aussi de hauts responsables SS − et c’est à notre connaissance une spécificité dans le milieu intellectuel français − : Bömelburg qui dirige la Gestapo en France, Hans Grimm qui dirige les services de renseignements de la police allemande à Rennes, et surtout Hermann Bickler dont il est l’ami : ce colonel de la SS dirige à partir de 1943 le bureau VI du SD, service des renseignements politiques pour l’Europe occidentale.
Q. Comment se manifeste sa haine des Juifs sous l’Occupation ?
AD. Par exemple dans ses lettres ouvertes aux journaux de la Collaboration. Il y incite à la radicalisation de la politique antijuive, il y dénonce les tergiversations et le temps perdu en la matière. Ces lettres sont publiées à la une de Je suis partout ou de Au pilori, journal qui ne recule pas devant la haine délatrice et l’antisémitisme meurtrier. Militant de la haine meurtrière, Céline l’est aussi lors de ses rencontres plus ou moins privées, comme le montre le témoignage de Ernst Jünger, négligé ou invalidé par les biographes mais dont je montre la très forte crédibilité. Alors capitaine de l’état-major de l’armée allemande à Paris,Jünger rapporte dans son Journal les propos meurtriers de Céline tenus le 7 décembre 1941 à l’Institut allemand : « Il dit combien il est surpris, stupéfait que nous, soldats, nous ne fusillions pas, ne pendions pas, n’exterminions pas les Juifs − il est stupéfait que quelqu’un disposant d’une baïonnette n’en fasse pas un usage illimité. » « Si les Bolchéviks étaient à Paris, ils vous feraient voir comment on s'y prend ; ils vous montreraient comment on épure la population quartier par quartier, maison par maison. Si je portais la baïonnette, je saurai ce que j'ai à faire. » L’incitation à plus de violence est claire et nette. Le témoignage de Jünger est recoupé plus tard par celui de Gerhard Heller, chargé de la censure à la Propaganda-Staffel : « Après m’être rendu chez lui, sur la butte Montmartre, nous allâmes ensemble dans un petit bistrot (…). Céline avait déjà un visage ravagé et un regard halluciné, celui d’un homme qui voit des choses que les autres ne voient pas, une sorte d’envers démoniaque du monde. Nous avons parlé de littérature, mais je ne pus l’empêcher de se répandre en folles déclarations sur les Juifs que nous devrions exterminer un par un, quartier par quartier, dans ce Paris qu’il jugeait envahi et gangrené par la juiverie internationale. » Le témoignage de Jünger est aussi corroboré par une lettre antérieure de Céline à Marie Canavaggia le 26 octobre 1937 : Céline se justifie, aux yeux de son assistante, de la violence inouïe de Bagatelles pour un massacre dans les mêmes termes meurtriers. Qu’on en juge : « Lorsque Hitler a décidé de “ purifier ” Moabit, à Berlin (leur quartier de la Villette) il fit surgir à l’improviste dans les réunions habituelles, dans les bistrots, des équipes de mitrailleuses et par salves, indistinctement, tuer tous les occupants. »
Un article de George Montandon, qui devait paraître dans La France au travail et ne fut finalement pas publié, rapporte les propos que lui a tenus un Céline « déchaîné » en août 1940. Ce texte, jusque-là inédit, témoigne à son tour, et avant le Journal parisien de Jünger, de la violence meurtrière qui anime Céline. Il n’y a pour lui que des « solutions » expéditives de la « question juive » :
« Je viens de rencontrer mon confrère Céline (…). Céline est déchaîné. (…) L’armée allemande a bien travaillé, soit; mais les dirigeants allemands I’ font comme si savaient pas ce qu’ils veulent ! Les Juifs et les francs-maçons I’ comprennent que si on leur fait chier du sang ! (…) Est-ce qu’on vient pas de nommer Copeau au théâtre, un Juif ? Pourquoi est-ce qu’on l’a pas fusillé ? La Comédie française et l’Opéra-Comique, c’est deux boîtes pleines de Juifs : pourquoi est-ce qu’on les fusille pas ? »
On est fort loin de la thèse habituelle d’un antisémitisme purement littéraire, et finalement inoffensif, qui aurait été le sien.
Q. Vous établissez également que Céline a dénoncé un certain nombre de personnes sous l’Occupation. Pouvez-vous donner quelques exemples ?
AD. Sous l’Occupation, Céline se livre effectivement à plusieurs reprises à cet « acte de parole » qu’est la dénonciation, quand cela peut valoir arrestation par la Gestapo. Il a bien dénoncé, quoi qu’en disent ou quoi qu’en taisent ses biographes. Sont attestées à ce jour les dénonciations de judéité de six, voire sept personnes ainsi que deux dénonciations de communistes. J’avais déjà relevé en 1999, dans L’Antisémitisme de plume, les dénonciations par voie de presse de Robert Desnos et du Dr Mackiewitcz, la dénonciation devant une assemblée doriotiste du Dr Howyan, sa collègue médecin au dispensaire de Clichy, et celle, probable, de Serge Lifar. La liste s’est allongée depuis. Il dénonce publiquement Charles Cros dans le journal collaborationniste L’Appel. Dans sa préface à la réédition de L'École des cadavres, il dénonce comme communiste le Dr Rouquès qui du coup sera recherché dans le midi. Il dénonce comme juif Victor Barthélemy en apportant une lettre en main propre à Doriot.
La première de ces dénonciations vise, en octobre 1940, le docteur Hogarth, diplômé de la faculté de Médecine de Paris en 1927, et médecin-chef du dispensaire de Bezons depuis son ouverture en 1929. Céline, à la recherche d’un poste, le dénonce d’abord comme « médecin étranger juif non naturalisé » qui « doit être licencié » « en vertu des récents décrets », puis, mieux informé, comme « nègre haïtien [qui] doit normalement être renvoyé à Haïti – d’après les lois nouvelles en vigueur»». Pour obtenir le licenciement du Dr Hogarth, Céline, qui connaît toutes les ficelles du contexte politique, s’adresse directement aux autorités, à peine nommées par Vichy, en charge du dossier, dont il sait qu’elles peuvent faire pression sur le nouveau « maire » de Bezons et imposer la décision. Enfin, c’est sur une information orale, donnée par Céline à Karl Epting, que la police allemande de sûreté recherche un jeune communiste près de Quimper après un attentat contre Yann Bricler, cousin d’Olier Mordrel (le chef du nationalisme breton), et comme lui prohitlérien.
Q. Dans cet ouvrage, vous vous agacez de la célinolâtrie qui s’est développée depuis la fin du dernier siècle. L’Express, dans sa rubrique « Cultures Livres » en date du 1er février 2017, annonce un ouvrage qui va faire du bruit avec des « polémiques en vue ». En marge de la longue interview que vous avez accordée à l’hebdomadaire, l’essayiste Émile Brami sonne la charge et parle d’un « essai totalitaire ». Dans Le Figaro Magazine daté du 3 février 2017, Maître François Gibault, avocat de la veuve Céline, parle de « réquisitoire que constitue en vérité votre livre, où la parole n’est nullement accordée à la défense ». Que répondez-vous ?
AD. Plusieurs choses.
- Céline n’a eu nul besoin de nous pour se charger tout seul !
- Les faits, les détails de la biographie, les archives, les lettres ouvertes envoyées aux journaux sont à charge.
- Ce livre est accablant pour Céline, mais il n’est pas ni injuste ni malhonnête. Nous prenons en compte les doutes, les documents éventuellement contradictoires, les objections possibles. Toutes les sources sont scrupuleusement données.
- Et puis, cela fait 60 ans que les célinophiles fervents plaident à décharge. Il fallait bien que quelqu’un se charge du reste ! Bien sûr, il faut nuancer, et nous l’avons fait : certaines biographies – celle de François Gibault par exemple et plus tard celle de Philippe Alméras − apportent beaucoup d’éléments, y compris à charge. Mais ce qui me gêne, même chez Gibault, c’est que les dénégations et les cabrioles rhétoriques de Céline sont données en guise de réponse aux accusations même factuelles. Comment peut-on mettre sur le même plan un fait, un texte publié et une réponse mensongère ? Je remarque aussi que les témoignages à charge les plus lourds comme celui de Jünger sont systématiquement mis en doute, soupçonnés et dévalués. Les hagiographes nous disent en substance : si Jünger, capitaine de l’État-major de l’armée allemande, rapporte les incitations au massacre que lui lance Céline en décembre 1941, c’est qu’il n’aime pas Céline ; nul besoin donc de creuser la question, passons aux choses sérieuses, passons à autre chose… À en croire les biographes, toujours plus ou moins amoureux de leur objet, il ne faudrait donc croire que les témoignages de ceux qui aiment Céline. Mais faut-il préférer la parole des complices idéologiques de Céline, celle de Karl Epting, de Rebatet ou de Faurisson à celle de Jünger ? J’en doute !
- Enfin, nous ne faisons pas une énième biographie de Céline, même si je reviens pour ma part sur des moments cruciaux de sa vie qui me paraissent systématiquement « maltraités » par les différents biographes. Pas une biographie donc, mais une étude et une exploration nouvelle du Céline militant, terriblement engagé. J’y ajoute un portrait qui retouche la légende d’un Céline « pacifiste », « anarchiste », « communiste déçu », etc., ce qui m’amène à reposer autrement la question du « scandale-Céline ». On se demande depuis des lustres comment l’auteur de Voyage a pu écrire d’aussi misérables pamphlets. La question, pour moi, doit être inversée : comment l’homme qu’il est en 1932 – réactionnaire, cynique, antihumaniste, antisocialiste (et non pas anticapitaliste, comme on l’a longtemps cru) – a-t-il pu écrire Voyage au bout de la nuit ? Dans notre livre, nous apportons un certain nombre de réponses.
Q. Pensez-vous que ce livre va clore définitivement un chapitre ? Qu’après votre ouvrage, on en aura fini avec la légende célinienne ?
AD. Aucun livre, je pense, ne clôt jamais rien. Sinon, c’est un oukase, ou un nouveau catéchisme ! Un livre ne clôt heureusement ni la recherche ni la réflexion, ni d’ailleurs les affabulations protectrices. Tant qu’on n’aura pas réfléchi au rapport entre le « génie » et le « salaud » autrement qu’on ne le fait aujourd’hui, la légende renaîtra, parce que les lecteurs défendent leur plaisir du texte, et l’émotion ressentie à la lecture de Voyage. Le regard porté sur Céline en France engage de multiples facteurs et acteurs. Nous ne sommes qu’un des multiples acteurs du jeu. Par ailleurs, la haine antijuive de style complotiste trouve aujourd’hui de quoi nourrir ses délires dans l’antisémitisme conspirationniste de Céline.
PAT. Pour ma part, j’insiste sur le rôle joué par Céline dans l’histoire du négationnisme, qui est loin d’être terminée. Les milieux négationnistes sont aujourd’hui des propagateurs actifs de la légende célinienne. Dans notre livre, nous avons pointé et analysé un certain nombre de faits illustrant cet entrecroisement du célinisme et du négationnisme. En voici quelques-uns. Auprès de ses admirateurs, qu’ils soient libertaires ou d’extrême droite, Céline a joué un rôle important dans la période de formation du négationnisme en France, marquée par la parution, en octobre 1950, du livre de Paul Rassinier, Le Mensonge d’Ulysse, dont la bande annonce comporte une citation de l’écrivain-prophète : « “Les légendes qui basculent”. Louis-Ferdinand Céline ». Rassinier lui envoie un exemplaire dédicacé : « À Louis-Ferdinand Céline. (…) En témoignage d’admiration, et de solidarité. » Céline salue aussitôt cet ouvrage fondateur de « l’école révisionniste », préfacé par son ami et admirateur Albert Paraz. Dans sa préface, Paraz annonce la naissance de « notre gang des basculeurs de légendes » et précise qu’il est des légendes « qui durent mille ans » : « Après les oubliettes, Torquemada, les jésuites et les francs-maçons, le masque de fer, il est une autre histoire à laquelle il ne faut absolument pas toucher : c’est celle des chambres à gaz. »
C’est dans sa lettre à Paraz datée du 8 novembre 1950 que Céline consacre le doute sur les chambres à gaz : « Rassinier est certainement un honnête homme (…) Son livre, admirable, va faire gd bruit –quand même Il tend à faire douter de la magique chambre à gaz ! ce n’est pas peu ! (…) C’était tout la chambre à gaz ! Ça permettait tout ! Il faut que le diable trouve autre chose. » Rassinier projette en janvier 1951 de créer une « Société des amis de Céline », dont le but est de « fixer l’opinion sur le sort du grand écrivain », encore en exil au Danemark. Céline et Rassinier deviennent des sortes de camarades de combat. Mais Céline, encore au Danemark, reste prudent : il pense avant tout à être amnistié. Ce qui ne l’empêche pas d’écrire le 15 mars 1951 à Paraz : « Oh mon vieux je prends pas du tout votre lettre contre les chambres à gaz à la légère ! C’est du Donquichottisme foutrement magnifique ! ». Dans une lettre datée du 30 décembre 1960, Céline demande à son vieil ami Hermann Bickler (ex-colonel SS) de lui trouver des documents attestant qu’il n’y a jamais eu de chambres à gaz en Allemagne. La question le passionnait toujours, quelques mois avant sa mort.
Le chef de file du négationnisme international, Robert Faurisson, vieil admirateur de l’homme et de l’auteur Céline, ne cessera de citer sa formule ironique : « la magique chambre à gaz », pour en faire son mantra. Il déclare en 2007 : « Je pense être un “vrai classique” mais à la manière moderne, celle de Louis-Ferdinand Céline, dont je partage les vues et les goûts en bien des matières. » Début 1979, Faurisson publie dans le premier numéro de La Revue célinienne un article hagiographique intitulé « Louis des Touches, gentilhomme français », dans lequel il reprend avec application la légende célinienne en présentant une lecture « pacifiste » des pamphlets antisémites et s’indigne de la « censure honteuse » dont ils font l’objet :
« Céline n’aimait ni l’argent, ni la guerre. Pour lui, les Juifs de 1936 étaient l’argent et voulaient la guerre. Considérant qu’ils étaient le contraire d’une minorité opprimée, constatant leur puissance dans le monde de la politique, de la finance et des journaux, notant leurs incessants appels à une croisade du monde entier contre leur ennemi personnel Adolf Hitler, il devait publier Bagatelles pour un massacre (1937) et L’École des cadavres (1938), pour mettre les Français en garde contre les dangers d’une nouvelle boucherie. »
Après la guerre, Céline avait lancé le thème sloganique repris par tous les célinolâtres : « Mon seul crime est le pacifisme vigilant. » Le thème est repris par Faurisson. Il s’agissait de faire oublier les désirs de meurtre qu’on trouvait par exemple dans Bagatelles : « S’il faut des veaux dans l’Aventure, qu’on saigne les Juifs! C’est mon avis ! ».
Ce qu’on appelle « l’actualité célinienne » tient aussi à la présence continuée de la référence à l’écrivain propagandiste dans les milieux xénophobes, antijuifs et racistes. Céline est expressément cité comme une autorité, voire comme un initiateur, un éclaireur ou un prophète par les nouveaux antijuifs, en particulier les négationnistes. En 1991-1992, dans le cadre d’une campagne menée par des milieux négationnistes à Paris (autocollants du type : « Durafour, ça chauffe les chambres à gaz ? », tracts, graffitis, etc.), était apparue cette inscription sur certains murs : « Lisez Céline vite ! ». Le couplage du négationnisme et de la référence à Céline s’était banalisé. On ne s’étonne pas de voir aujourd’hui l’idéologue conspirationniste Alain Soral célébrer Rassinier et Céline comme deux maîtres de vérité ayant dénoncé la « vision du vainqueur » légitimée par le procès de Nuremberg. La génération Soral-Dieudonné a repris le flambeau. Rares sont les nouveaux antijuifs qui ne sont pas des célinophiles enthousiastes.
Entretien mené par Marc Knobel