C'est un «trou dans la terre», situé à la périphérie de Kiev, et dans lequel furent entassés, puis massacrés, en seulement deux jours, les 29 et 30 septembre 1941, plus de 33.000 Juifs, hommes, femmes et enfants. En tout, ils sont plus de 100.000 à avoir péri dans cette fosse de Baby Yar, au cours d'un des épisodes les plus terrifiants de la Shoah par balles, triste anniversaire commémoré lundi par les autorités ukrainiennes. Soixante-dix ans plus tard, un homme a donné sa voix à ces victimes de la barbarie nazie, longtemps restées méconnues. Il s'appelle Samuel Pisar, il a 82 ans, et il a survécu, alors qu'il avait 13 ans, à un autre enfer, celui des camps d'Auschwitz, de Majdanek et de Dachau. Le reste de sa famille, sa mère, ses sœurs et ses cousins, ont péri à Treblinka. Il est le «petit enfant de Bialystok», dont «le sang coule dans le sol», et dont le grand poète russe Evgueny Evtouchenko célèbre la mémoire. Située à l'est de la Pologne, Bialystok est la ville natale de Samuel Pisar.
Il y a quinze jours, ce dernier était à Moscou, à l'invitation du président Medvedev, déclamant sur la scène du Théâtre Tchaïkovski une prière juive, Kaddish, dédiée aux victimes du 11 septembre 2001 et des génocides du XXe siècle, sur une musique de Leonard Bernstein. Un moyen pour cet homme fragile et délicat de relier entre eux les fils distendus d'une vie hors du commun, qui l'a ballotté du chaudron bouillonnant de l'Europe centrale aux couloirs de la Maison-Blanche, où il œuvra en faveur de la détente Est-Ouest. «Du petit voyou de 17 ans que j'étais à la sortie de Dachau, ma famille a voulu faire, à mon corps défendant, un symbole de l'Holocauste», explique Samuel Pisar. Une icône de la résistance de son peuple à l'horreur nazie.
«Je ne pensais qu'aux motos et aux filles»
Lui préfère glisser sur cette douloureuse expérience, si ce n'est pour évoquer le souvenir de sa mère qui, le matin de sa déportation, habilla son fils d'un pantalon plutôt que d'une culotte, afin que ses bourreaux voient en lui un adulte «utile» plutôt qu'un enfant juste bon à gazer. Un jour, au camp, lors de l'appel du matin, il s'improvise tailleur, ce qui lui sauvera la vie. Puis, dans le chaos de la libération de Dachau, au milieu des bombardements, et après une fuite éperdue à travers la forêt, il croise la route d'un homme en uniforme français, Léo Sauvage, reporter au Figaro. Ce dernier le conduira à Paris, où habite sa tante, Barbara.
C'est alors que la nouvelle vie de Samuel Pisar commence. «J'étais suffisamment jeune pour repartir à zéro. Je ne pouvais plus accepter que l'on me retire le moindre centimètre de liberté. Je ne pensais qu'aux motos et aux filles», déclare-t-il. Décontenancée par ce neveu indocile, sa tante décide de l'envoyer «le plus loin possible d'Europe». Ce sera l'Australie et Melbourne où, selon son expression, il devient «un étudiant phénoménal, qui gagne tous les concours, qui maîtrise rapidement la langue anglaise et s'intègre parfaitement à la société australienne». Il poursuit ses études à Washington et choisit la voie diplomatique. Jeune conseiller de John Kennedy, il milite en pleine guerre froide pour le désarmement et la détente avec Moscou. Et obtient, grâce au Congrès, la nationalité américaine. À ses yeux, le développement du commerce est la clé de la libéralisation politique, une thèse qu'il développe dans son ouvrage intitulé Les Armes de la paix, préfacé par Valéry Giscard d'Estaing.
À nouveau, «le monde se découd»
À la mort du président américain, en 1963, il fonde à Paris un cabinet d'avocats qui s'enregistre également à Londres et New York. Mais reste fidèle à son combat pour la paix, dont il puise l'énergie dans son expérience d'ancien déporté. À l'approche du cinquantième anniversaire du début de la Seconde Guerre mondiale, qui doit être célébré à Varsovie en présence de musiciens des deux blocs, le compositeur Leonard Bernstein demande à Samuel Pisar de rédiger un texte sur l'Holocauste afin d'accompagner sa symphonie Kaddish. «Mais tout cela était trop intime, dit-il, j'étais dans l'impossibilité de raconter ce qui était tombé sur la tête de mon peuple. Surtout je n'avais pas envie de reprendre ce combat contre Dieu que j'avais entamé dans les camps.» Il refuse la commande de Bernstein, peu avant la mort du musicien. Il l'honorera finalement, mais après les attentats du 11 Septembre, lorsqu'il prend conscience qu'à nouveau, «le monde se découd». Comme le Christ sur la croix, il répète dans son poème Kaddish la sempiternelle question : «Mon Dieu, pourquoi nous as-tu abandonnés?» Ce Dieu «que je n'avais plus apostrophé depuis que j'étais sur le seuil de la chambre à gaz». Cette antienne, il la reprend depuis sur les plus grandes scènes musicales du monde, et dernièrement avec l'Orchestre national de Russie.
Lorsqu'en juillet 1971, Samuel Pisar participe, à Kiev, à un colloque russo-américain, en présence de David Rockefeller et Evgueny Primakov, futur premier ministre russe, c'est à nouveau la mémoire de la Shoah qu'il invoque pour briser le mur d'incompréhension qui s'érige entre Américains et Soviétiques. C'est à cette époque qu'un groupe de Juifs russes est arrêté près de l'aéroport de Leningrad, accusé d'avoir voulu détourner un avion. S'élevant contre des relents d'antisémitisme, il invite ses interlocuteurs à se souvenir de Baby Yar: «Si des Juifs souhaitent quitter votre pays parce qu'ils ne s'y sentent pas chez eux, ni sur le plan culturel, ni sur le plan religieux, vous devez les autoriser à partir.» Ces propos auraient pu le bannir à jamais d'URSS, mais c'est l'inverse qui s'est produit: la petite délégation russo-américaine se rendra à Baby Yar.
Aujourd'hui, cet homme érudit dit s'être apaisé et réconcilié avec Dieu. Mais constate que ses amis russes, eux, ne se sont pas libérés de leur passé: «Le peuple russe a perdu confiance en la démocratie. Il faudrait reconstruire tout ça.» Un nouveau combat exaltant pour le toujours jeune garçon de Bialystok.
Photo (Samuel Pisar) : D.R.
Source : le Figaro du 4 octobre 2011