Les judéo-espagnols sont les descendants des Juifs espagnols qui, à la suite de l’expulsion de 1492, ont été exilés de force en terres étrangères et notamment dans les Balkans ; ceux-là conservèrent par devers eux, comme un bijou identitaire très précieux et donc jalousement gardé, leur langue et leur culture hispaniques de façon presque intacte. Des spécificités qui, après plus de cinq siècles d’errance, animent encore aujourd’hui bien des communautés sépharades à travers le monde, de l’Europe à l’Amérique en passant par le Moyen-Orient. Comme l’écrit si justement Haïm-Vidal Sephiha en parlant de l’expulsion : « La mort dans l’âme, juifs et espagnols à la fois, ils emportaient avec eux toutes ces images, us et coutumes, langue, proverbes, musique, romances et contes. Ils ignoraient qu’ils constituaient ainsi un musée vivant de l’Espagne du XVème siècle, sur lequel se pencheraient plus tard philologues et sociologues ».
Le mot «sépharade» fut le nom hébreu donné à la péninsule ibérique, (Espagne ou Portugal) et «sépharadim» celui donné aux Juifs de rite sépharade. Il y eut depuis extension de ce terme identitaire à tous les Juifs non ashkénazes : « Une dichotomie par trop simpliste qui divise ainsi le judaïsme en deux branches » note très justement H-V. Sephiha. Il entreprit alors de redonner «ses titres de noblesse» à cette troisième catégorie de judaïsme de type sépharade, synthèse d’une culture espagnole, balkanique et juive qui donne toute son originalité aux Judéo-Espagnols ou «Djudios», (une des appellations communément donnée aux Judéo-Espagnols). Car lorsque l’on dit «sépharade» aujourd’hui, viennent immédiatement à l’esprit les communautés juives d’Afrique du nord. Très peu ont le réflexe de se souvenir de ces Sépharades «de souche», si l’on peut dire, de ces «vrais Sépharades», comme on se plaît à l’affirmer parfois dans la communauté judéo-espagnole et ce, à juste titre. (1)
C’est la mise au point de la théorie du ladino (judéo-espagnol calque) et son acceptation par les linguistes du monde entier que Haïm-Vidal Sephiha se rend définitivement célèbre. Né à Bruxelles (Belgique) en 1923 dans une famille juive d'origine turque venant d'Istanbul, H-V Sephiha obtient la nationalité belge à l'âge de 15 ans et fait des études de langues au lycée francophone de Bruxelles. (Il obtiendra la nationalité française le 10 mai 1968).
Arrêté en 1943, il est interné au camp de Malines puis déporté à Auschwitz-Birkenau d'où il revient en avril 1945. De retour en Belgique, le jeune homme entame des études de chimie à l'Université de Bruxelles. Devenu ingénieur chimiste, il est nommé chef de laboratoire à l'Institut Chimique de Rouen. C'est la mort de sa mère en 1950 qui le ramène vers ses racines sépharades. Il éprouve alors la forte nécessité de rendre hommage aux siens par le biais de l’étude du judéo-espagnol. H-V Sephiha explique lui-même ce retour à sa langue maternelle par le fait que son père, bien que Juif turc, décède du typhus à Dachau, (au lendemain de la libération de ce camp par les Américains) ; et que sa mère, déportée au camp de Ravensbrück, meurt à son tour cinq ans après sa libération : «… je me sentis soudain orphelin de père, de mère et d'une culture qu'ils n'avaient pu entièrement me transmettre. Je compris alors qu'il me fallait retrouver ce patrimoine culturel que les nazis n'avaient pu anéantir… C'est à 33 ans, à l'âge du Christ, que je recommençai des études ».
Il reprend alors des études de linguistique et de littérature à la Sorbonne à Paris et devient professeur des universités. Et, consécration, la première chaire de judéo-espagnol est créée pour lui en 1984 à la Sorbonne ; il l'occupera jusqu'en 1991. H-V Sephiha a dirigé ou participé à près de 400 travaux et thèses d'étudiants portant sur la culture hispanique et a enseigné dans nombre de pays grâce notamment à sa maîtrise de plusieurs langues (2). En 1977 paraît l'un de ses livres les plus connus, deux fois réédité, L'Agonie des Judéo-Espagnols. Le mot agonie y est employé au sens grec du terme, c'est-à-dire au sens de «lutte» (agon) : le professeur se défend évidemment d'avoir annoncé la disparition de la langue judéo-espagnole. Ses deux thèses portent sur le ladino qu'il appelle judéo-espagnol calque ; elles sont publiées en 1973 et 1982. Deux ouvrages clés qui feront date. Sa théorie portait essentiellement sur la distinction précise entre le judéo-espagnol vernaculaire (djudezmo, djudyo, espanyoliko en Orient ou haketía au nord du Maroc) et le judéo-espagnol calque ou ladino qui ne se parle pas, mais qui résulte de la traduction littérale de l’hébreu en espagnol.
C’est en 1979 qu’il fonde Vidas Largas, (Longues vies), une association pour la défense et la promotion de la langue et de la culture judéo-espagnoles qui compte encore aujourd’hui bon nombre d’adhérents. Auteur de 7 livres, de 10 opuscules et de plus de 400 articles sur les problématiques judéo-espagnoles, il créa aussi l’émission « Muestra lingua », (Notre langue) sur « Radio J » qu’il anima bénévolement durant 25 ans !(3)
Si l’on n’ignore rien ou presque de la destruction des juifs d’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, le sort particulier de la communauté sépharade des Balkans et de l’orient méditerranéen n’a suscité qu’un intérêt tardif. Or, rappelons que sur 360.000 Sepharadim vivant en Europe, 160.000 ont été assassinés par les nazis. Rappelons aussi que près de 98 % de la population juive totale de Salonique fut elle aussi exterminée dans les camps. C’est pour corriger cet oubli douloureux que H-V. Sephiha créa le collectif judéo-espagnol à Auschwitz (JEAA) afin d’obtenir la reconnaissance du martyre judéo-espagnol dans les camps de la mort ; ce qui a été fait par l’UNESCO en juin 2002 et lors de l’inauguration d’une dalle en judéo-espagnol à Auschwitz, le 24 mars 2003.
Aujourd’hui le professeur H-V. Sephiha poursuit ses ateliers de langue au Centre Communautaire de Paris. (Des ateliers de judéo-espagnol créés dès 1973 à l’École Pratique des Hautes Études). Il collabore à des revues et continue la publication d’articles tant scientifiques que de vulgarisation. Invité par l’institut Cervantès de Bruxelles, par l’Unesco, par « La Casa Sefarad » de Cordoue ou par nombre d’universités d’Amérique du sud, etc…, il intervient régulièrement lors de colloques et de conférences en tant que spécialiste mondialement reconnu.
Mais son deuxième combat, celui qui l’habite à l’heure actuelle et sur lequel il se concentre avec une énergie remarquable est celui de la mémoire de la Shoah. H-V. Sephiha témoigne en effet aujourd’hui tant dans les écoles que devant les étudiants ou à la télévision comme il le fit en janvier 2009 à Madrid. Collaborateur permanent du Mémorial de la Shoah, c’est à présent la soif du témoignage qui l’anime. En juin 2009 à Cordoue, il ouvre un colloque consacré au judéo-espagnol par un discours sur l’extermination des Judéo-espagnols durant la guerre. C’est ainsi qu’il relie les deux combats de son existence. Ne disait-il pas déjà le jour de sa thèse en Sorbonne : « La mémoire du judéo- espagnol et celle de la Shoah sont solidaires l’une de l’autre ; ils ont voulu nous anéantir mais ils ne sont pas arrivés à détruire notre culture que nous avons reconstituée ».
À ce jour il a entamé la rédaction de ses Mémoires. Quant à l’avenir du judéo-espagnol, il dit : « Les miracles existent dans le monde juif ! À preuve la renaissance de l’hébreu et de l’État d’Israël ! Et si cela n'était, nous aurons au moins récolté et légué (non pas relégué) notre héritage ».
En décembre 2007 il fait don d’une grande partie de ses archives au « United States Holocaust Memorial Muséum » de Washington : 5000 livres et plusieurs milliers de thèses, maîtrises, cassettes audio et vidéo, photographies, documents personnels, etc... (disponibles sur le site internet du musée).
Tel un scientifique doublé d’un linguiste passionné, H- V. Sephiha a, en ressuscitant le judéo-espagnol, ajouté une pierre de plus à l’édifice linguistique et culturel judéo-chrétien. Il a aussi aidé au repositionnement identitaire des Juifs d’origine espagnole au sein du monde sépharade et à la revalorisation de leur spécificité au sein du monde juif.
Pour conclure reprenons ce texte de Jean-François Berdah prononcé à l’UNESCO en 2002 : «Ces vingt-cinq dernières années ont vu de très importants efforts s’accomplir afin de conserver et surtout ressusciter la mémoire de cette entité juive sur laquelle l’historiographie moderne s’est montrée remarquablement silencieuse. Nul à cet égard n’incarne mieux que Haïm-Vidal Sephiha cette volonté de transmettre l’extraordinaire richesse du patrimoine sépharade, qu’il s’agisse des contes et traditions populaires de l’univers judéo-espagnol ou de la langue par laquelle s’exprime la communauté sépharade, une langue d’une poésie profonde et d’une rare beauté, comme on peut le découvrir à la lecture du refranero judéo-espagnol ou du recueil publié en 1992 sous le titre Du miel au fiel.
Toutefois, pour qui a lu L’agonie des Judéo-Espagnols, publié en 1977, l’impression ressentie est celle d’une injustice commise à l’encontre de cette communauté ».
Claudine Esther Barouhiel
Quelques uns de ses ouvrages :
L'Agonie des Judéo-Espagnols, éd. Entente, coll. Minorités, Paris, 1977.
Le Ladino (judéo-espagnol calque) : Structure et évolution d'une langue liturgique, éd. Vidas Largas, Paris, 1982.
Le Judéo-Espagnol, éd. Entente, coll. Langues en péril, Paris, 1986.
Contes judéo-espagnols, Du miel au fiel, éd. Bibliophane, Paris, 19912.
Sépharades d’hier et d’aujourd’hui (avec Richard Ayoun), éd. Liana Levi, 1992.
Juillet 1998, présentation de l’opuscule : Yiddish et judéo- espagnol au Parlement européen ; (co-auteur, Nathan Weinstoch)
1) Dans l’empire ottoman les Juifs avaient le statut de dhimmis, sujets à la fois protégés et inférieurs du sultan Bazajet II. Mais ce statut leur permettait toutefois de bénéficier d’une certaine liberté et surtout de conserver leur culture, us et coutumes, leur autogestion localisée et le droit de parler judéo-espagnol. Car l’empire ottoman, très étendu, n’était pas centralisateur ; ce qui permettait aux juifs comme aux autres minorités, Grecs Orthodoxes, Arméniens, Catholiques… de conserver leur propre identité. Parallèlement l’endogamie permettait aussi à la culture de chacun de perdurer. C’est ainsi que le judéo-espagnol a pu continuer d’être une langue vivante malgré l’immigration de son peuple ; il est de fait un témoignage vivant du castillan que l’on parlait à la fin du 15ème siècle mais enrichie de termes grecs, hébreux, turcs ou arabes.
2) H-V.Sephiha possède, hormis l’espagnol, une dizaine de langues, dont le grec, le latin, l’hébreu, le yiddish, l’allemand, l’anglais, le portugais et l’italien… et nombre de diplômes universitaires décernés par l’ Université des sciences de Bruxelles, la Sorbonne, l’INALCO, l’ École des Hautes Études…
3) Cette émission a été reprise par Edmond Cohen, vice-président de « Vidas Largas ».