Tribune
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Publié le 3 Septembre 2014

Dominique Moïsi : « Nous vivons des crises exceptionnelles avec des dirigeants qui ne le sont pas »

Propos recueillis par Jacques Hubert-Rodier, Éditorialiste diplomatique, publié dans les Echos le 28 août 2014

Ukraine, Irak, Syrie, Gaza, Afrique de l’Ouest, l’été 2014 a été particulièrement meurtrier. Le monde est-il au bord de l’explosion?

L’été 2014 n’a rien à voir, Dieu merci avec l’été 1914, mais il se caractérise néanmoins par le triomphe de la peur. Ce qui est nouveau, c’est la simultanéité entre des situations qui semblent toutes échapper au contrôle des hommes. En Afrique avec le virus Ebola, la pandémie atteint des proportions inconnues jusqu’alors. Elle apparaîtrait presque comme une métaphore des problèmes géopolitiques que l’on voit au Moyen-Orient. Le « virus » du fondamentalisme semble atteindre aussi des proportions inconnues. L’État islamique apparaît beaucoup plus dangereux qu’Al Qaida. Car son projet n’est pas simplement de détruire, mais de construire un califat, c’est-à-dire en réalité un État terroriste incarnant ainsi le cauchemar des pays de la région et occidentaux.

Quelle action doit-on mener face à Poutine ?

Cela peut tenir en quelques formules. La première c’est fixer des limites à l’ambition de Poutine en Ukraine. C’est un objectif géopolitique majeur : il faut dire à Poutine et aux Russes qu’ils ne peuvent pas continuer à déstabiliser l’ordre établi au lendemain de la chute de l’URSS et leur faire comprendre que le coût de continuer ainsi sera au final plus élevé pour eux que pour nous. Même si nous savons que l’on a besoin de Poutine pour traiter d’autres questions comme la question iranienne ou encore syrienne. Mais reconnaître ce rôle ce n’est pas se soumettre à ses ambitions et à sa volonté. Il faut le retour d’une diplomatie inventive et ferme. Si Poutine est meilleur tactiquement, c’est bien sûr, parce qu’il est le seul à prendre des décisions sans réelle opinion publique, mais aussi parce qu’il sait ce qu’il veut : reconstituer une sphère d’influence importante autour de Moscou. Nous, nous ne savons pas ce que nous voulons.

Que faire face à l’État islamique ?

Même si la menace est d’une nature totalement différente, il faut aussi fixer des limites aux desseins de l’État islamique et stopper une dynamique qui, de leur point de vue, peut paraître irrésistible.

Les États-Unis et leurs alliés doivent-ils intervenir partout ?

Non ! C’est une vision dangereuse et simpliste. Mais laisser entendre par nos actes que l’on n’interviendra nulle part est plus dangereux encore. La prise de la Crimée par Poutine est le résultat direct de la non-intervention américaine en Syrie après l’utilisation d’armes chimiques par le régime de Bachar Al Assad. Aujourd’hui, il faut adopter une approche indirecte. L’intervention c’est soutenir des parties à qui on va laisser le soin de jouer le rôle principal. Dans cet esprit, la priorité serait d’aider les Kurdes au Moyen-Orient et les Ukrainiens en Europe, d’une manière qui soit compatible avec le respect d’un certain nombre de principes. Aider les Ukrainiens, cela ne signifie pas leur ouvrir les portes de l’OTAN. Ce qui serait inacceptable pour la Russie de Poutine. Aider les Kurdes, cela ne veut pas dire soutenir la création demain d’un Kurdistan indépendant. Ce qui est inacceptable pour les Turcs et pour les Iraniens.

Les Nations unies ont-elles encore un rôle ?

C’est un triste constat d’impuissance. Il y a deux modèles de paix : la paix par l’empire et la paix par le droit. Je fais partie de ceux qui rêvent d’un monde géré par le droit. Mais force est de constater qu’il s’agit plus que jamais d’un rêve. La paix par l’empire ne fonctionne pas non plus, pour des raisons internes qui tiennent aujourd’hui à la dysfonctionnalité et à la paralysie de la démocratie américaine tout autant que pour des raisons externes. On peut certes regretter le fait que la composition du Conseil de sécurité ne reflète plus les réalités du monde actuel. Mais donner plus de poids aux pays émergents ne changerait rien aujourd’hui aux désordres du monde. Car il n’y a pas d’alternative aux États-Unis. C’est toujours le pays du dernier recours. Le problème c’est qu’ils ne jouent plus ou bien mal le rôle qui demeure le leur. L’Amérique reste la nation indispensable parce qu’aucun pays émergent n’a la volonté ou la capacité de jouer un rôle de substitution. La crise de la gouvernance mondiale est bien là : pas d’arbitre suprême, pas de règles du jeu acceptées et comprises par tous, et des peuples frileux qui ont plutôt tendance à se replier sur eux-mêmes ou qui regardent les tragédies du monde à travers le prisme de leurs intérêts exclusifs ou de leurs émotions.