Tribune
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Publié le 11 Septembre 2013

Crise syrienne : les conséquences

Par François Heisbourg, conseiller spécial, fondation pour la recherche stratégique

 

Les conditions dans lesquelles se déroule la crise ouverte par le massacre chimique du 21 août auront des conséquences stratégiques majeures, et cela qu’il y ait ou non une frappe contre la Syrie. Ces effets peuvent se résumer sous forme d’une allitération : repli européen et atlantique ; rétrécissement de la capacité d’intervention des Occidentaux ; refroidissement entre la Russie et les Occidentaux ; relance de la déstabilisation au Moyen-Orient et rétablissement (ou non !) de la dissuasion face à l’emploi des armes chimiques.

Le repli européen et atlantique est le produit croisé de la réduction des budgets militaires en Europe et du «non» britannique à une intervention. Pour une frappe qui se voudrait brève et efficace, il faut disposer de moyens qui ne supposent pas la destruction préalable sur une durée de plusieurs jours voire de semaines des défenses syriennes. Aussi les navires et les avions alliés devraient-ils opérer à bonne distance, en lançant des missiles de croisière. En comptant large, six pays occidentaux disposent de telles capacités petites ou grandes : les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. On est loin de la vingtaine de pays qui ont frappé pendant la guerre du Kosovo. Surtout, la défection inattendue de l’allié britannique le 29 août a créé désormais un double choc. Pour Paris d’abord qui avait cru trouver à Londres un allié «tout terrain» et qui désormais se comporte comme l’Allemagne pendant la crise libyenne. S’il est possible que le Royaume-Uni revienne à de meilleures dispositions, la France se trouve pour le moment bien seule dans une Europe qui se comporte désormais au plan stratégique comme une «Grande Suisse». Washington pour sa part sera confirmé dans sa décision de rééquilibrer son dispositif stratégique vers l’Orient et de traiter l’Europe comme une sorte d’ectoplasme stratégique dont la protection par l’OTAN sera monnayée au prix fort. L’alignement systématique sur Washington, y compris dans l’acquisition d’équipements militaires, sera considéré comme allant de soi.

 

Le rétrécissement de la capacité d’intervention occidentale découle non seulement de ce qui précède, mais aussi des décisions prises au Royaume-Uni et aux États-Unis de conférer à leur Parlement la responsabilité d’autoriser l’engagement des forces armées, y compris dans des opérations ponctuelles et urgentes. Dans les deux cas, ce n’est pas à un simple vote de soutien ou d’approbation qu’ont été invités les parlementaires, mais bien à une autorisation. Si cette double décision hors norme devait servir de précédent, la capacité d’action ou de réaction de l’exécutif de chacun des pays se trouverait ramenée au niveau de ce qu’il est en Allemagne. Si la France suit ce mouvement, l’ensemble de son modèle stratégique - avec la structure de forces et l’effort budgétaire qui en résultent - sera mis en risque.

 

Le refroidissement des relations des Occidentaux avec la Russie est inévitable, alors que la situation n’était déjà pas brillante. L’absence d’une intervention militaire serait interprétée à Moscou comme une faiblesse à exploiter et la conduite d’une frappe un acte d’agression. Dans les deux cas, il faut attendre un raidissement supplémentaire de la Russie de Poutine qui a fait de l’antioccidentalisme le pivot de sa politique étrangère. C’est la menace d’une frappe qui a contraint Moscou de reconnaître l’existence et l’emploi des armes chimiques syriennes, et à en préconiser la destruction. Dans la vision poutinienne du monde, ce recul appellera une revanche.

 

La relance de la déstabilisation au Moyen-Orient sera-t-elle le corollaire de l’accélération des événements en Syrie ? En l’absence d’une action internationale, le régime de Bachar accentuera la pression sur la rébellion qui bénéficiera de son côté d’une aide accrue des pays arabes terrifiés à la perspective d’un nouveau flot de réfugiés syriens dont le nombre atteint un niveau insupportable pour la Jordanie et le Liban. Une frappe occidentale aurait un effet accélérateur similaire, avec une poussée de la rébellion contrée par un régime syrien soutenu par Moscou.

 

Il est possible d’espérer que cette accélération du conflit syrien débouche sur un ressaisissement des grands acteurs régionaux et extérieurs, avec l’ouverture de la discussion sur le désarmement chimique de la Syrie ou une relance du processus politique («Genève 2»). Malheureusement, l’optimisme est rarement récompensé au Moyen-Orient.

 

Le rétablissement - ou non - de la dissuasion face à l’emploi des armes chimiques est de toutes les conséquences celle qui dépend désormais de la conduite ou non d’une opération punitive contre les forces du régime de Bachar al-Assad ou de leur désarmement chimique sous la tutelle du Conseil de Sécurité. Si, après avoir plaidé l’urgence, rien de cela ne se passait, la dissuasion ne serait évidemment pas rétablie. L’utilisation des armes chimiques et leur dissémination s’en trouveraient encouragées. Même si les armes chimiques ont été aussi des armes «comme les autres» sur les champs de bataille européens pendant la Première Guerre mondiale, cela n’est plus le cas depuis longtemps, comme en atteste l’interdiction de l’usage des armes chimiques codifié dans le protocole de Genève de 1925 dont la France est le dépositaire. Cela crée des devoirs. Les armes chimiques sont considérées par l’ensemble des États membres de l’ONU comme des armes de destruction massive depuis que cette expression a été inventée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le bilan humain des massacres commis en l’espace de quelques heures à Halabja, en Irak en 1988 et à Damas le 21 août témoigne de cette capacité.

 

Ce n’est pas là ma manière d’écrire en filigrane, «et donc l’Iran va se trouver conforté dans une relance de son programme nucléaire». Si cette hypothèse peut se matérialiser, on notera aussi qu’un débat de fond s’est ouvert en Iran, opposant le rejet des armes chimiques dont l’Iran a eu tant à souffrir au soutien en faveur de la Syrie de Bachar. Au-delà du cas iranien de non-réaction devant le recours au chimique, c’est le tabou pesant sur le non-emploi et la non-prolifération de l’ensemble des armes de destruction massive qui est un enjeu ici.

 

De manière plus générale, le crédit stratégique des États unis est en jeu aux yeux de leurs alliés, partenaires et adversaires, cette observation valant par extension pour les Occidentaux dans leur ensemble. Obama n’était pas seul à tracer la «ligne rouge» de l’emploi massif des armes chimiques en août 2012. S’agissant du Moyen-Orient, il est rare que l’on ait à choisir entre une bonne et une mauvaise décision. Simplement, l’intervention est aujourd’hui moins mauvaise que l’inaction. La simple menace d’une frappe a déjà permis de mettre sur la table la question du désarmement chimique de la Syrie.

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