Tribune
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Publié le 7 Septembre 2004

Juifs ou juifs

La rédaction du Monde souffre-t-elle d’une névrose obsessionnelle ? On pourrait le croire. Un « ventre de la Une » consacré aux déboires américains de monsieur Ramadan dans lequel il était beaucoup question du « lobby juif ». Une autre « Une », sous prétexte de répondre à un article sur la haine, nous propose une révision de l’histoire des rapports de l’Occident avec les Juifs et avec les Arabes dans laquelle « l’islamophobie » serait le revers de la médaille de l’antisémitisme (Gil Anidjar, le Monde du 18 août) et gomme ainsi toute l’histoire de la rivalité pour la conquête du monde entre le monde musulman et l’Occident et la domination arabe d’une partie de l’Europe jusqu’au 16e siècle. Une tribune d’Esther Benbassa sur le « sionisme sans sionisme » (31 août). Un dossier sur l’antisémitisme le 3 septembre.



Voici que le même jour (le Monde daté du 5 septembre 2004), on peut lire une tribune de Tahar Ben Jelloun qui affirme « [les Palestiniens] vivent les horreurs de l'occupation israélienne, laquelle est bénie et encouragée par l'équipe Bush. Jamais leur sort n'avait été aussi catastrophique que depuis l'arrivée de Sharon et de Bush au pouvoir » (car bien sûr la décision de soulever une Intifada en pleines négociations de paix n’y est pour rien) et une chronique du médiateur Robert Solé intitulée « Dieu à toutes les pages », qui nous donne une leçon de grammaire et d’orthographe dans laquelle on peut lire que « Même la typographie est observée à la loupe. (…) On écrit chrétien, musulman, juif, avec une minuscule, ainsi que christianisme, islam, judaïsme ou bouddhisme pour désigner une religion. La majuscule n'est exigée que pour un peuple (les Arabes, les Israéliens) ou une aire politico-géographique (l'Islam). Mais il est vrai que "juifs et Arabes", souvent employé à propos du conflit israélo-palestinien, paraît curieux. Dans ce cas-là, mieux vaut adopter la double majuscule pour ne blesser personne. ».

Pour Monsieur Solé, donc, le mot "juif" ne se référant qu'à une religion doit porter une minuscule et ce ne serait que par "politesse" qu'on mettrait une majuscule quand on parle en même temps des Juifs et des Arabes. Il décrète donc ainsi unilatéralement et sans autre analyse que les Juifs ne sont pas un peuple et n'existeraient qu'en tant que religion. Ce faisant il va non seulement à l’encontre des Juifs eux-mêmes qui se définissent pour la plupart comme un peuple (et selon la convention sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes cette autodéfinition est suffisante), mais aussi contre la plupart des historiens reconnus qui ont adopté la convention de mettre toujours une majuscule quand ils parlent des Juifs en tant que groupe.

S’il connaît la grammaire, il semble ignorer en revanche certaines différences sémantiques comme par exemple celle qui existe entre peuple (ou ethnie, ou groupe culturel ou quel que soit le terme utilisé) et nationalité - différence pourtant connue de tous ceux qui refusent par exemple l’Europe des Nations pour réclamer l’Europe des peuples. Israélien n'est pas comme il semble le dire l'équivalent d'Arabe ( à moins que ce terme ne désigne les habitants de l'Arabie saoudite), mais celui d'Egyptien, de Syrien ou de Français: c'est une nationalité. Qu'Israël soit un Etat Juif n'y change pas plus que le fait que l'Arabie saoudite soit un Etat musulman ou un Etat arabe.

L'équivalent d'Arabe est bien Juif (ou Corse, ou Breton), et on peut être Arabe et citoyen français ou syrien ou même israélien ou de n'importe quelle autre nationalité, au même titre qu'on peut être Juif et citoyen français, marocain ou israélien.

Monsieur Solé n’est ni un illettré, ni un naïf, nous lui laisserons cependant le bénéfice du doute en lui expliquant que tout ce débat n’est bien sûr pas qu'une question de "typographie", mais une question bien plus complexe et que à travers la définition de notions comme "peuple", "nationalité", "citoyenneté" - que l'on ne peut pas régler ainsi au café du commerce – se jouent d’autres enjeux comme celui du droit des Juifs à un Etat. Il s’agit en même temps pour beaucoup d’entre nous d’un problème existentiel et très personnel d'identité : être Juif n'est pas seulement l'équivalent d'être catholique ou musulman.

Anne Lifschitz-Krams