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A la suite de la publication d'un point de vue intitulé « Israël-Palestine : le cancer » (Le Monde, 4 juin 2002) signé par le sociologue Edgar Morin, l'eurodéputé Sami Naïr et l'écrivain Danièle Sallenave, deux associations, Avocat sans frontières et France-Israël Alliance Général Koenig, s'étaient alors portées parties civiles, estimant que certaines phrases outrepassaient la critique de la politique israélienne.
Parmi celles-ci, deux d'entre elles étaient visées :
« On a peine à imaginer qu'une nation de fugitifs, issue du peuple le plus persécuté dans l'histoire de l'humanité (...) soit capable de se transformer, en deux générations (...) à l'exception d'une admirable minorité, en peuple méprisant ayant satisfaction à humilier »
« Les juifs d'Israël descendants des victimes d'un apartheid nommé ghetto ghettoïsent les Palestiniens ».
Relaxés par le tribunal de grande instance de Nanterre (Hauts-de-Seine), le vendredi 12 mai 2004, Edgar Morin, Sami Naïr et Danièle Sallenave se sont vus astreints à payer la somme de 1 euro symbolique par la cour d'appel de Versailles. En effet, la cour d'appel a infirmé le jugement rendu le 12 mai 2004 par le tribunal de grande instance de Nanterre qui avait débouté ces associations de leurs poursuites contre le sociologue Edgar Morin, les coauteurs de la tribune libre ainsi que Le Monde. Pour la cour d'appel, l'article intitulé « Israël-Palestine: le cancer » sous la signature d'Edgar Morin, Danièle Sallenave et Samir Naïr contient deux passages constituant une diffamation raciale au sens des articles 29 alinéa 1 et 32 alinéa 2 de la loi du 29 juillet 1881.
Les auteurs se sont, depuis, pourvus en cassation, selon Le Monde, dimanche 3 - lundi 4 juillet 2005. Dans Le Point (30 juin 2005) Edgar Morin affirme ne pas contester ce jugement : « je ne conteste pas ce jugement, je le subis. Notre article s’inquiétait du « cancer » issu du conflit israélo-palestinien, et des métastases qu’il répand jusque chez nous, sous forme d’arabophobie et de judéophobie. La situation est à la fois simple et complexe ; simple, dans le sens où il y a d’un côté des forts et de l’autre des faibles, des occupants et des occupés ; complexe, parce qu’Israël porte en lui une angoisse du passé (Auschwitz, le rejet arabe des premiers temps) et une angoisse du futur (son isolement dans le Moyen-Orient). L’article, comme tout ce que j’écris, témoigne d’une volonté de complexité, c’est-à-dire de montrer les différentes faces du problème. Je trouve très regrettable qu’on ait sorti deux fragments isolés de leur contexte, ce qui permet une interprétation contraire à la pensée des auteurs. »
Dans les jours qui ont suivi l'arrêt, un « témoignage de solidarité avec Edgar Morin » a été lancé à l'initiative de l'écrivain Jean-Claude Guillebaud, éditeur du sociologue. Publié dans Libération le 24 juin 2005, l’appel a été signé par 150 personnalités, dont certains noms controversés, comme celui du philosophe de la « nouvelle droite », Alain de Benoist. Certains des premiers signataires, comme le sociologue Michel Wieviorka, ont alors retiré leur signature, tandis que Libération faisait provisoirement disparaître la liste de son site Internet. Mais la tension est montée d'un cran quelques jours plus tard. La collaboratrice d'Edgar Morin à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Catherine Loridant, dont l'adresse électronique figurait au bas de la pétition parue dans Libération, a reçu, par courriel, des menaces précises dirigées contre elle et contre le sociologue. Danièle Sallenave fait également état de lettres anonymes, menaces que le CRIF condamne expressément.
C’est dans ce contexte particulier qu’en juin 2005, Edgar Morin répond à un long entretien, réalisé par Silvia Cattori (journaliste indépendante en Suisse qui est connue pour son militantisme pro-palestinien et son antisionisme virulent). Cet entretien est reproduit in extenso sur plusieurs sites sur Internet, notamment le virulent site des Ogres.org, qui est proche de l’humoriste Dieudonné.
Nous reproduisons ci-après quelques passages de l’entretien d’Edgar Morin, que nous commentons.
Edgar Morin: Tout d’abord il y a une chose que ne comprennent pas les défenseurs inconditionnels d’Israël, c’est que l’on puisse être animé par la compassion pour un peuple qui souffre. Ce sont les souffrances continues de Palestiniens, en butte à des humiliations, vexations, maisons détruites, arbres arrachés, qui m’animent. Bien évidemment les articles que je rédige ne sont pas des articles affectifs. J’essaye de faire des diagnostics. L’article « Israël-Palestine : le cancer », qui m’a valu d’être incriminé, a été conçu dans cet esprit. J’avais rédigé auparavant un article titré « Le double regard », dans lequel j’essayais de comprendre les raisons avancées par les Israéliens d’un côté, et les raisons avancées par les Palestiniens de l’autre. Il est évident que l’inégalité est incroyable. J’avais également développé cette réflexion dans un texte, appelé « Le simple et le complexe », où j’ai essayé de voir les deux aspects du conflit. Je disais qu’il y a un oppresseur et un opprimé ; que l’oppresseur israélien possède une force formidable et l’opprimé palestinien n’a presque aucune force.
Commentaire : L’assertion d’Edgar Morin est réductrice et fausse. Prétendre que « les défenseurs inconditionnels d’Israël » n’ont aucune compassion pour les souffrances palestiniennes relève d’une posture partisane. Comment Edgar Morin peut-il disposer ainsi de la sensibilité de milliers et de milliers de personnes ? Sur quoi fonde-t-il ce jugement à l’emporte pièce ? Edgar Morin a-t-il le monopole de la compassion et la bien-pensance ? Cette posture aboutit à une diabolisation des amis d’Israël qui est contraire à la réalité. A ce sujet, il nous paraît important de rappeler quelques principes. Dans leur très grande majorité, les amis d’Israël - qui oscillent entre la droite et la gauche - sont particulièrement attachés à une résolution pacifique du conflit qui permette de mettre un terme à cette guerre. Quant au CRIF, il a toujours estimé que la critique de la politique israélienne est de l’ordre du débat d’idée, libre et démocratique, mais que la critique ne peut s’exprimer par le biais d’une diabolisation d’Israël ni des Juifs. Enfin, le CRIF reconnaît donc que la résolution du conflit ne peut être que politique et fondée sur la coexistence entre deux Etats, israélien et palestinien.
Edgar Morin : Cet article a été rédigé à l’un des moments les plus intenses et les plus violents. Nous étions en 2002, lors de l’offensive militaire de Sharon. C’était le moment de Jénine. Un moment de très grande répression. De là le besoin d’intervenir et de témoigner. J’ai fondé mon texte sur de nombreux témoignages directs. D’ailleurs j’ai tenu à le faire cosigner par Sami Nair, un ami français, lui-même d’origine maghrébine, et par Danielle Sallenave qui, elle-même, était allée en Palestine. Il est évident que par ce texte j’ai voulu établir un diagnostic et donner un signal d’alarme. Je l’ai donc pensé, mesuré dans sa complexité. Il y avait une question que je tenais à poser. Comment se faisait-il que deux millénaires de persécutions et d’humiliations n’avaient pas servi d’expérience pour ne pas humilier autrui ? Comment en est-on arrivé à ce qu’Israël, lui-même l’héritier de juifs persécutés et humiliés, persécute et humilie les Palestiniens ? C’est ce paradoxe historique que j’interrogeais et que l’on m’a beaucoup reproché - entre autre - dans le camp pro-israélien. Ainsi ce passage a provoqué la fureur d’intellectuels comme Finkielkraut.
Commentaire : La vision qu’Edgar Morin a du conflit est « sacralisée » et parfaitement manichéenne, comme si tous les malheurs du monde s’identifient à la cause palestinienne. Il y aurait d’un côté les bons, victimes de ce conflit. De l’autre, des « oppresseurs », qui se comporteraient comme des bourreaux. Quid des victimes israéliennes et du terrorisme palestinien ? Par ailleurs, Edgar Morin se livre à une comparaison particulièrement outrancière, très largement usitée par les antisionistes les plus radicaux ou par les anciens pays du bloc communiste et les pays arabes, depuis une quarantaine d’années. Ces derniers n’ont pas hésité ces dernières années à parler de « génocide » du peuple palestinien, à comparer Jénine au Ghetto de Varsovie, les Juifs aux nazis, Sharon à Hitler, etc. Le peuple Juif est ainsi singularisé mais cette singularisation le met donc hors de l’humanité.
Edgar Morin : (…) Il se passe que, pour une grande partie des Israéliens - et peut-être une grande partie des Juifs qui sont ici en France entre les mains du CRIF (7), de ces organisations que l’on appelle communautaires - il y a une sorte de judéo-centrisme, de phénomène d’hystérie de guerre : l’ennemi est montré sous un angle diabolique et soi-même on croit toujours avoir raison. Il se passe que, bien qu’en France l’on ne soit pas en guerre, il y a cet état d’esprit qui leur fait voir de l’antisémitisme dans toute critique d’Israël. Or il est évident que l’on peut, avec des arguments pervers, insinuer que tous ceux qui critiquent Israël - qui est un Etat qui se déclare juif, qui se veut juif, et qui prétend représenter tous les Juifs - deviennent antisémites. C’est une sorte de cercle vicieux. Je crois qu’au surplus, agiter un antisémitisme imaginaire, renforce l’israélo centrisme.
Commentaire : Dans le passage que nous relevons, Edgar Morin attaque insidieusement le Conseil Représentatif des Institutions Juives de France et les institutions juives. Il prétend que les Juifs de France seraient entre leurs mains, que les institutions seraient hégémoniques et procéderaient uniquement par « judéo-centrisme. » Plus grave encore, elles attiseraient la haine à un point tel qu’elles désigneraient de prétendus ennemis. De plus, elles taxeraient systématiquement d’antisémitisme toute critique de la politique israélienne. De facto, elles seraient donc responsables directement ou indirectement du climat de violence qu’elles pourraient entretenir. Ces accusations relèvent d’un discours totalement incantatoire. Elles révèlent un simplisme particulier et une manière de catégoriser qui est particulièrement navrante de la part d’un homme comme Edgar Morin.
Edgar Morin : Israël n’existe que parce qu’il y a eu un antisémitisme dont le point culminant a été l’antisémitisme nazi. Malgré son hétérogénéité, Israël se sentait, dans les premiers temps, menacé vitalement par ses voisins arabes. Mais depuis 1967, où il est dans la position de l’Etat le plus fort, il a besoin de camoufler cette situation de domination par celle de victime. D’où le retour à Auschwitz et aux rappels incessants du martyre passé. Par conséquent Israël est amené à réveiller l’idée que, dans des pays où il y a de nombreux Juifs, les « gentils » (les non juifs) sont fondamentalement ou potentiellement antisémites. Cela revient à dire aux Juifs « vous n’êtes pas chez vous en France, chez vous c’est Israël ». Autrement dit, l’antisémitisme alimente d’une certaine façon une politique qui, au lieu de rechercher la bonne entente et la paix, recherche la solution dans les annexions de nouvelles terres. Voila en résumé dans quel contexte il faut situer le phénomène de « l’antisémitisme » et son instrumentalisation.
Commentaire : Voilà pour le moins un raccourci historique étonnant et un commentaire surprenant, comme si le sionisme débutait en 1945 et qu’Israël ne devait son existence qu’à la Shoah. Globalement, Edgar Morin nie près d’un siècle de lutte nationale juive ou il en pervertit le sens. D’autre part, il s’escrime à démontrer qu’Israël est forcément coupable. Il ne fait nullement la part des choses et son analyse est particulièrement réductrice et culpabilisatrice. La conclusion est tout aussi étonnante : Israël forcément coupable instrumentalise la Shoah et profite de la montée de l’antisémitisme en Europe pour instrumentaliser l’antisémitisme à des seules fins politiques et pour développer son « expansionnisme ». L’énormité du propos se passe de commentaire.
Edgar Morin : On a vu à la télévision des maisons détruites, on a vu des chars tirer sur des enfants ; mais ce que l’on ne peut pas voir à la télévision c’est l’humiliation quotidienne faite à ces Palestiniens qui se présentent aux postes de contrôles, à ces vieux que l’on fait se déshabiller devant leurs enfants. C’est de ce mépris horrible que j’ai voulu rendre compte ; de ce mépris affreux, surtout manifesté par ces jeunes soldats de Tsahal, peut-être pas tous ; il y a quand même une petite minorité qui va aider les Palestiniens à reconstruire des maisons détruites. Cette humiliation n’est pas perçue dehors ; ce sont ceux qui vont sur place qui l’ont constatée. C’est pourquoi beaucoup de gens n’arrivent pas à comprendre la situation quotidienne des Palestiniens. Par ailleurs, il est clair pour moi que tous ces procès ont toujours été voulus dans le but de faire croire à l’opinion israélienne et américaine que la France est antisémite. Et ensuite, quand ces organisations perdent les procès, elles répandent l’idée que les juges sont antisémites eux aussi. Donc, ils gagnent de ce point de vue là. Et par là même ils font peur, ils intimident. Or, s’il y a un déferlement de racisme c’est sur les Palestiniens qu’il se manifeste.
Commentaire : Dans ce passage, Edgar Morin ne se contente pas de critiquer Tsahal. Il catégorise : Israël c’est le mal, la quintessence du mal. Edgar Morin affirme également que les militants de la cause palestinienne sont systématiquement poursuivis, afin de les faire condamner pour antisémitisme. Selon Edgar Morin, les Etats-Unis et Israël pourraient -grâce à ces condamnations- stigmatiser la France. De ce passage suinte une incroyable américanophobie et une détestation d’Israël. Le propos d’Edgar Morin est totalement irrationnel.
Edgar Morin : Oui. Ils se sentent encouragés par tant d’attentions. Et en arriver à ce que la commémoration d’Auschwitz soit centrée uniquement sur les Juifs, alors que nous savons fort bien qu’il y avait aussi d’autres victimes. Et que, parmi les victimes de la répression nazie, il y a eu environ deux millions et demi de prisonniers de guerre soviétiques qui sont morts dans les camps. Nous savons que la répression était avant tout concentrée sur les Juifs ; mais elle s’est aussi portée sur les Tziganes, sur les débiles mentaux. Nous savons que cette répression aurait frappé massivement les Slaves aussi, si Hitler avait gagné la guerre. Tout ceci, qui s’est pareillement concentré sur les Juifs - comme s’ils étaient les uniques victimes de l’humanité - a provoqué le choc en retour. Les noirs ont fini par dire « Et nous, et cinq siècles d’esclavages et de traite des noirs ? » Et les Algériens « Et la guerre d’Algérie, et ce que les Français nous ont fait » ? Je trouve que c’est très justement que tous ceux qui ont souffert, de ce que l’on peut appeler la barbarie européenne, disent maintenant « Il ne faut pas nous oublier ! Il n’y a pas que les Juifs au monde » !
Silvia Cattori : A quoi pouvons-nous nous attendre désormais ?
Edgar Morin : Je pense qu’ils (les institutions juives) sont allés trop loin. Il est vrai qu’au début, quand il y a eu la libération des camps, on n’a parlé que des déportés politiques ; on n’a pas spécialement parlé des Juifs. Il faut préciser qu’en France il y avait eu plus de déportés politiques que de déportés Juifs. Cela tenait au fait qu’une partie de la population française avait caché des Juifs. La France avec la Bulgarie - alors que dans d’autres pays il y a eu 60 à 80 % de victimes juives - est le pays où parmi les déportés, les Juifs étaient en nombre moindre parce que bien de braves gens ont caché et protégé des Juifs dans les villes et les campagnes. En France, à la fin de la guerre, on avait surtout parlé alors des déportés politiques qui revenaient, mais on n’avait pas parlé des Juifs en particulier. Mais maintenant on est passé à l’autre extrême. On oublie tous les autres déportés. Or, tout ces excès, font partie d’une vision politique où les Juifs ne peuvent être que héros ou victimes. Et si on porte atteinte à cette double image, alors on est un salaud.
Commentaire : Ces deux passages sont désolants. Ils ne conforteront que ceux et celles qui pensent que l’on parle trop des souffrances endurées par les Juifs sous le nazisme et/ou que les Juifs pourraient exploiter leurs souffrances. Sur un autre plan, les souffrances endurées par les déportés politiques ont été bien réelles mais mettre sur le même plan (indirectement ou directement) la shoah et ce que les déportés politiques ont subi, constitue une grave erreur historique. Aussi la mise au même niveau de l’ensemble des souffrances relève d’une posture intellectuelle des plus pernicieuses.
Marc Knobel