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Beaucoup de choses ont changé en Afrique du Nord depuis l’hiver 2011. Mais celles qui n’ont pas changé sont hélas plus nombreuses. Pour comprendre pourquoi, il n’est pas mauvais d’étudier d’autres pays ayant également connu des changements radicaux équivalents.
Dans l’Europe d’après la chute du Mur, par exemple, les pays qui ont fait face à des problèmes similaires ont emprunté des voies très différentes après les premières élections démocratiques qui s’y sont déroulées dans les années 1990. Certains ont connu la stagnation économique ou le chaos politique, tandis que d’autres prospérèrent.
L'élite alternative
Mais la politique et l’économie ne peuvent, à elles seules, expliquer ces différences. Au contraire, le facteur qui influa le plus grandement sur la croissance et à la stabilité est humain: les pays qui disposaient d’une «élite alternative» –des cadres ayant eu l’habitude de travailler ensemble par le passé, qui avaient déjà réfléchi à l’exercice du gouvernement et étaient dans une certaine mesure prêts à l’exercer– se sont avérés plus capables d’entreprendre des réformes radicales et de persuader le peuple de les accepter.
La Hongrie, la Pologne –et dans une moindre mesure la République tchèque, la Slovaquie et les États baltes– ont bénéficié de la présence d’individus qui avaient depuis longtemps réfléchi au changement et s’étaient organisés pour le mettre en pratique depuis fort longtemps. L’opposition polonaise avait ainsi créé le syndicat Solidarnosc au début des années 1980. En Tchécoslovaquie, Vaclav Havel s’était fait l’avocat et le promoteur des valeurs démocratiques depuis les années 1970. Les économistes hongrois et polonais avaient passé des décennies à discuter de la meilleure manière de décentraliser une économie centralisée et planificatrice.
Ailleurs, soit les groupes d’opposition n’étaient pas aussi organisés, soit la répression avait été plus féroce (ou les deux). Aussi, quand l’Union soviétique s’effondra, les anciens communistes –parfois revêtus des oripeaux de la démocratie sociale ou du nationalisme– ont repris les leviers de commande. Certains étaient pires que ceux qu’ils remplaçaient, d’autres étaient meilleurs. Au final, ils n’ont pas entrepris de changements radicaux, tout simplement parce que de tels changements n’étaient pas dans leur intérêt.
Les Frères musulmans, ou les clubs de foot
Au moment où les nations du printemps arabe sont en train de fêter le deuxième anniversaire de leurs révolutions, il est bon de garder ce précédent à l’esprit. Il est vrai qu’il y avait des opposants de tous types dans l’Égypte d’avant la révolution, comme le rappelait un expert dans les colonnes de Foreign Policy. Mais «pour une large part, ils ont été réprimés, sauf dans les mosquées et autour des terrains de football. Au sein de ces deux institutions, les gens étaient trop nombreux et les émotions qui les animaient trop fortes». Le résultat: Les Frères musulmans étaient le seul «parti» avec quelques capacités d’organisation en 2011. Et les clubs de football égyptiens sont les seules organisations sur lesquelles on peut compter pour organiser des manifestations de masse, comme ils l’ont d’ailleurs fait récemment. Il n’existait aucune autre élite alternative.
Et il n’existe pas non plus d’équivalent nord-africain des économistes polonais et hongrois qui attendaient dans l’ombre avec des plans destinés à réformer l’économie de leurs pays quand l’occasion s’en présenterait.
Les Frères musulmans se sont retrouvés à la tête de l’Égypte avec aucune idée claire dans le domaine de l’économie égyptienne. En Libye, où l’économie avait été très largement organisée pour le bénéfice personnel de la famille Kadhafi, le nouveau pouvoir en place –issu de la communauté des exilés et des chefs de la révolution armée– doit analyser et tenter de comprendre l’économie du pays en partant de zéro.
En Tunisie, où tant le parti islamique Ennahda et les démocrates libéraux ont été violemment réprimés par le passé, les amis et les parents de l’ancienne famille dirigeante continuent, selon certains, de tirer les ficelles de l’économie. Un changement radical n’est donc pas dans leur intérêt.
Il n’est pas évident de tirer des conclusions politiques de ces observations. Après tout, c’était il y a trois, cinq voire, mieux encore, il y a dix ans qu’il aurait fallu que ces élites alternatives émergent.
Mais gardons quand même à l’esprit que d’authentiques élites alternatives n’auraient de toute façon pas pu être créées de l’extérieur, par des exilés ou des étrangers: si les chefs de l’opposition ne sont pas le produit d’une impulsion autochtone pour créer des institutions alternatives –partis politiques, organisations caritatives, journaux, organisations des droits de l’homme– ils n’ont pas l’assise nécessaire pour promouvoir des réformes radicales quand l’occasion s’en présente.
Dans de nombreux États arabes, l’opportunité de pouvoir enfin le faire ne s’est présentée qu’en 2011 et voilà pourquoi l’élite alternative est en cours de formation. Méfiez-vous de ceux qui vous diraient, ces prochains mois, que les révolutions arabes sont terminées. Il se pourrait bien qu’elles ne fassent que commencer.