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Publié le 14 octobre dans Le Monde
C’est une vidéo barbare en provenance de Syrie, une de plus : sur le bas-côté d’une route, aux abords de Tall Abyad, non loin de la frontière turque, un groupe de miliciens en treillis canardent un homme allongé au sol, les mains liées dans le dos. « Allahou akbar ! Bien fait pour ce porc », aboie l’un d’eux, face au nuage de poussière soulevé par la mitraille. « Filme-moi, filme-moi », gueule un autre, tout en pointant sa kalachnikov sur le malheureux.
Les tueurs appartiennent à l’une des formations rebelles syriennes qui suppléent l’armée turque dans son offensive dans le nord-est de la Syrie. Leur victime est un Kurde syrien, fait prisonnier un peu plus tôt. Nul ne sait s’il était lié aux Unités de protection du peuple (YPG), le mouvement autonomiste armé, maître de la rive orientale de l’Euphrate, contre lequel Ankara est parti en guerre, le 9 octobre.
La scène d’assassinat, diffusée samedi 12 octobre sur les réseaux sociaux, est emblématique du chaos qui s’est emparé de la Djézireh, la partie nord-est de la Syrie, depuis le lancement de cette opération. Elle est aussi révélatrice de la fièvre sectaire déchaînée par l’attaque turque, et des risques d’éclatement qu’elle fait peser sur la complexe mosaïque communautaire de cette région, où Kurdes, Arabes, Assyriens et Turkmènes s’entremêlent. « J’ai très peur que le fossé entre Kurdes et Arabes ne devienne un gouffre », confie Fadel Abdul Ghany, le directeur du Réseau syrien des droits de l’homme.
L’inquiétude est d’autant plus grande que ce samedi a vu aussi le lynchage, toujours par des miliciens pro-Turcs, d’une responsable politique kurde, Havrin Khalaf, 35 ans, célèbre pour ses initiatives en faveur du rapprochement entre Arabes et Kurdes. La secrétaire générale du Parti du futur de la Syrie, une formation dans l’orbite du Parti de l’union démocratique (PYD), la force kurde dominante dans le Nord-Est syrien, a été capturée sur la route internationale qui relie cette région au nord-ouest de la Syrie, contrôlée par la rébellion.
Les témoignages recueillis par Le Monde à Derik, sa ville d’origine, où ses funérailles et celles de son chauffeur, tué au même moment, se sont déroulées samedi, incitent à penser que les assassins de la trentenaire se sont acharnés sur son corps. « Elle avait la jambe brisée, chair ouverte, les bras couverts de contusions, le corps et les vêtements couverts de terre comme s’ils l’avaient traînée sur le sol », a constaté Leïla Mohamed, l’une des personnes chargées, à Derik, de préparer les corps des « martyrs ».
« La moitié de son visage était écrasée à l’intérieur de son crâne, l’autre était reconnaissable, a observé le camarade Hassan, affecté au même travail. Elle avait plusieurs impacts de balles dans la poitrine et dans le ventre, et des brûlures qui tendent à indiquer qu’ils lui ont tiré dessus de près. » Ces témoignages prêtent à penser qu’après avoir été torturée Mme Khalaf a été abattue à bout portant. « Cela fait huit ans que je fais ce travail et je n’ai jamais vu rien de tel », relève Leïla Mohamed.
« Crimes de guerre »
Le tollé suscité par la vidéo d’assassinat a forcé la direction du groupe armé syrien impliqué dans cet acte, Ahrar Sharqeya, à se désolidariser de ses hommes. Le conseiller politique de cette formation, Ziad Al-Khalaf, a assuré au Monde qui l’a rencontré dans son bureau de Sanliurfa, dans le sud de la Turquie, à 50 km au nord de Tall Abyad, que les assassins ont été arrêtés et seront déférés devant un tribunal militaire. Rien ne garantit que cette déclaration, prise sous la pression médiatique, sera suivie d’effet.
« Nous condamnons totalement ces agissements, il s’agit de crimes de guerre, fustige Fadel Abdul Ghany, qui est proche de l’opposition syrienne. Mais il faut comprendre que la situation à laquelle nous sommes confrontés, dans le Nord-Est syrien, est l’aboutissement d’une série d’erreurs. »
Les Syriens réfugiés à Sanliurfa, qui viennent pour la plupart de zones contrôlées aujourd’hui par les YPG, égrènent volontiers les griefs qu’ils nourrissent à l’encontre des autorités kurdes : le dépeuplement de force et la destruction de plusieurs villages arabes des environs de Tall Abyad et Kamechliyé, en 2015, après l’éviction de l’organisation Etat islamique de la région, des mesures qui répondaient à des impératifs sécuritaires, affirment les combattants kurdes ; le remplacement dans les écoles des manuels scolaires arabes par des ouvrages à la gloire du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), la formation séparatiste kurdo-turque, à laquelle les YPG sont subordonnés ; l’hégémonie du PYD, à peine entamée par la création des Forces démocratiques syriennes, un mouvement paramilitaire kurdo-arabe, noyauté par les YPG, etc.
« Pas des Syriens de souche »
« Ils nous font sentir en permanence qu’ils sont les vainqueurs et que nous sommes les perdants, confie Abou Mohamed, un instituteur à la retraite, installé à Sanliurfa. Il n’y avait pas de haine avant, mais je la sens monter très fort. » A ces ressentiments, ancrés dans l’histoire des huit dernières années, s’ajoute une forme persistante de déni de la légitimité kurde, nourri par le baasisme, l’idéologie officielle du régime Assad, dont les cadres de l’opposition restent malgré eux imprégnés.
« Les Kurdes ne sont pas des Syriens de souche, ce sont des immigrés », insiste Saleh Al-Hindawi, un membre du conseil municipal en exil de Tall Abyad. Des propos oublieux du fait que la Djézireh fut une terre de pionniers, qui était quasi vide avant les années 1920. « Pour éviter les horreurs que l’on traverse aujourd’hui, il faudrait arrêter cette guerre et unifier le nord-ouest et le nord-est de la Syrie dans un même front anti-Assad », estime Fadel Abdul Ghany. Compte tenu de l’accord passé dimanche entre le PYD et Damas, qui prévoit le redéploiement des forces gouvernementales sur la frontière turque, cet horizon semble plus que jamais inatteignable.