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Publié le 18 février dans Le Point
Les médias jouent-ils un rôle dans la fabrique du complotisme ? Après avoir révélé l'ampleur du conspirationnisme en France et encore plus chez les Gilets jaunes, la grande enquête de l'Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et de Conspiracy Watch s'est, dans un troisième volet, intéressée aux liens entre les pratiques médiatiques des Français et leur adhésion aux théories conspirationnistes.
La télévision reste la première source d'information (47 % des Français), devant Internet (28 %), la radio (17 %) et la presse écrite (7 %). Les chaînes d'information en continu occupent une place prépondérante : quinze ans après sa naissance, BFM TV fait jeu égal avec TF1 (26 % des sondés s'informant par la télévision la consultent en premier). Il est d'ailleurs amusant de constater que les sondés s'identifiant comme Gilets jaunes plébiscitent BFM TV comme première source d'information (31 %, + 5 points par rapport au reste des sondés), eux qui l'ont tant vilipendée.
Mais l'enquête quantifie surtout la place grandissante des réseaux sociaux. Sur Internet, 36 % des Français continuent à d'abord s'informer sur des sites de médias traditionnels (comme celui que vous êtes en train de lire), mais ils sont 33 % à privilégier les réseaux sociaux tels Facebook, Twitter, Snapchat… L'écart générationnel s'avère spectaculaire. Quarante-sept pour cent des moins de 35 ans se rendent en priorité sur ces réseaux (et seulement 28 % sur les sites d'information des grands médias), là où les 65 ans et plus ne sont que 19 %.
D'un point de vue politique, l'enquête confirme que ces réseaux sont plébiscités par les extrêmes. Ils sont ainsi 44 % chez les partisans de La France insoumise (+ 11 points par rapport à la moyenne des sondés) et 40 % chez les proches du Rassemblement national à consulter en premier en ligne les réseaux pour s'informer, là où ceux qui soutiennent La République en marche ne sont que 23 %. Même fossé quand on regarde les revenus. Dans les catégories aisées, seuls 18 % privilégient les réseaux pour s'informer (49 % vont d'abord sur des sites d'information des grands médias), alors que dans les catégories pauvres, près de la moitié (49 %) les plébiscite comme outil d'information.
Même au niveau des sources d'information, on semble ainsi se diriger vers une polarisation grandissante entre deux France, l'une plus diplômée, plus âgée et plus centriste qui continue à se renseigner sur l'état du monde via des médias traditionnels, tandis que l'autre privilégie les réseaux sociaux comme mode d'information alternative. La montée en puissance de ces plateformes ne s'avère en tout cas pas sans incidence, l'information n'y étant pas hiérarchisée ou vérifiée selon les critères journalistiques classiques. En proposant à ses utilisateurs uniquement ce qui leur plaît ou les informations plébiscitées par leurs amis, les réseaux sont aussi régulièrement accusés de favoriser des bulles idéologiques en cloisonnant les personnes dans leurs certitudes.
Sans surprise, l'usage des réseaux sociaux pour s'informer est fortement corrélé avec le complotisme. Les sondés (1 760 personnes, représentatives de la population adulte française) se sont vu soumettre dix affirmations conspirationnistes (nocivité des vaccins que nous cacherait le gouvernement, complot sioniste, Illuminati, grand remplacement, chemtrails…) avec la possibilité de répondre « tout à fait d'accord », « plutôt d'accord », « pas vraiment d'accord », « pas du tout d'accord » ou de ne pas se prononcer. Ceux qui ne croient à aucune de ces théories ne sont que 24 % à utiliser les réseaux sociaux comme première source d'information, là où ceux qui adhèrent à cinq théories ou plus sont en moyenne à 46 % à privilégier ces plateformes. Les vidéos en ligne semblent aussi jouer un rôle prépondérant dans la diffusion du complotisme. Chez ceux qui adhèrent à 7 théories conspirationnistes ou plus, ils sont 12 % à d'abord aller s'informer sur YouTube ou des sites de vidéos en ligne, contre 4 % pour l'ensemble des sondés.
Comme le rappelle le journaliste Roman Bornstein, auteur de la note d'analyse qui accompagne l'étude de la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch, « une corrélation n'est pas une causalité. Il est en effet difficile de déterminer si on devient complotiste en fréquentant les réseaux sociaux et YouTube ou si ces derniers attirent au contraire une population qui vient y chercher une hypothétique vérité alternative précisément parce qu'elle est déjà convaincue que les médias professionnels sont engagés dans une entreprise de désinformation ».
De simples requêtes thématiques suffisent à prouver qu'un site comme YouTube ne fait rien pour « débunker » ces théories. Si on tape « sionisme » dans la barre de recherches, on tombe ainsi sur dix vidéos à connotation complotiste, à commencer par un « décryptage du national-sionisme par Alain Soral » (la plateforme prévient tout de même que la vidéo « peut être inappropriée pour certains utilisateurs »). Sur les vidéos de Twitter, l'utilisateur aura droit au « sionisme, un sujet médiatique tabou et censuré » ou au « lobby israélien a-t-il infiltré notre République » ? De même, si on tape « Illuminati », « reptiliens », « terre plate », « chemtrail » sur YouTube, rares sont les vidéos mises en avant qui démystifieront ces théories.
Trente pour cent de ceux qui s'informent sur les réseaux sociaux et 42 % de ceux qui le font sur les sites de vidéo en ligne croient ainsi à au moins 5 des 10 théories complotistes qui leur ont été proposées, ce qu'on peut caractériser de fort complotisme. « On comprend bien qu'en l'état actuel des choses, si ces plateformes n'introduisent pas une variable éthique et citoyenne dans leur modèle économique, elles resteront le facteur de propagation des théories complotistes le plus puissant et un outil essentiel au service de ceux qui ont entrepris de défaire le vivre-ensemble démocratique. Pour ne citer que l'exemple français le plus connu, Alain Soral comptabilise déjà à lui seul plus de 54 millions de vues sur sa chaîne YouTube », alerte Roman Bornstein. Pour le journaliste, il n'y a là rien d'inéluctable. L'animateur Alex Jones, star de la complosphère anglo-saxonne qui cumulait 1,6 milliard de vues sur YouTube et 668 millions de visionnages sur ses vidéos Facebook, a en août dernier vu ses comptes supprimés par les deux plateformes. Depuis, son site « inforwars.com » reste actif, mais a perdu la moitié de ses visiteurs…