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Cérémonie nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites et d'hommage aux Justes de France, commémorant la rafle du Vel’ d’Hiv’
19 juillet 2020
Discours de Francis Kalifat, Président du Crif
"Cette journée nationale de commémorations des crimes racistes et antisémites et d’hommage aux Justes parmi les Nations revêt un caractère particulier.
Comment entamer mon propos sans évoquer la situation particulièrement difficile que connais notre pays et le monde face à ce virus qui affecte notre vie quotidienne, bouleverse nos habitudes et nous plonge collectivement dans un état d’anxiété croissante.
J’ai une pensée émue pour tous ceux qui ont eu à déplorer la perte d’un parent, d’un proche, d’un ami ou d’un voisin. Je veux leur dire toute notre solidarité, notre affection et notre compassion.
Je pense aussi ce matin à tous ceux, touchés par la maladie et leur adresse des vœux de rapide et complet rétablissement.
Comment enfin ne pas saluer l’action et la détermination de l’ensemble des personnels de santé et de tous ceux qui ont été aux avant-postes tout au long de ces mois difficiles.
Jamais nous n’avons été aussi peu nombreux, et jamais cette cérémonie ne s’est tenue sans ceux qui ont été les acteurs de cette terrible page de notre Histoire.
Nous n’aurons pas ce matin le témoignage poignant d’un ancien déporté ni celui émouvant d’un descendant de Juste. C’est aussi vers eux que vont mes pensées en ce jour de commémoration.
Je partage leur peine et leur déception.
Les rafles qui ont touché les Juifs de France dès l’année 1941 sont avant tout des arrestations massives de milliers de personnes.
Celle dont nous nous souvenons aujourd’hui s’est déroulée il y a 78 ans et fut orchestrée par le régime de Vichy, ce bras armé de l’occupant nazi.
Paris et sa banlieue n’étaient plus qu’une souricière.
Les rafles des 16 et 17 juillet 1942 ont été dirigées par la Police française et notamment par les Brigades spéciales de la direction centrale des Renseignements généraux, dont tous les membres furent volontaires pour collaborer avec l’occupant.
Tous ces hommes ont été un jour où l’autre entre 1942 et 1944 confrontés au regard d’un enfant juif et ont scellé leurs destins tragiques.
Certains d’entre eux les ont épargnés, et je veux me souvenir des 67 policiers français honorés du titre de Juste parmi les Nations : ils n’appartiennent pas à cette page sinistre de l’histoire de France.
Parmi les 13 152 Juifs arrêtés on compte 4 115 enfants.
Ils ont vécu l’enfer, l’effondrement d’un monde. Victimes de leur propre détresse et témoins de celle de leurs parents.
Dans cette enceinte du Vel d’Hiv où ils vécurent trois jours et trois nuits, ils n’avaient déjà plus d’avenir.
Transférés à Pithiviers ou à Beaune-la-Rolande avec leurs familles, 3 900 d’entre eux furent déportés seuls. 6 adolescents seulement ont survécu.
3894 enfants sont morts dans des conditions particulièrement cruelles, immédiatement envoyés à la chambre à gaz.
Qu’ont-ils compris de leur sort tragique ? Que pouvons-nous comprendre ? Cette question lancinante de la Shoah ne cessera jamais de nous hanter.
1 million et demi d’enfants juifs sont morts assassinés entre 1942 et 1944.
Autant de destins inaccomplis, autant de pertes pour l’Europe et pour le monde.
Merci à Serge Klarsfeld qui a tant œuvré pour que le jardin mémorial rue Nélaton soit dédié à ces enfants et rappelle le nom de ces victimes sans sépulture.
Nul ne doute qu’il devienne un lieu propice à l’instruction et à l’éducation car la force d’une Nation réside toujours dans le regard qu’elle sait porter sur son histoire et sa capacité à l’enseigner aux générations suivantes.
Dans la recherche permanente de cette vérité qui nous rassemble, n’oublions jamais ces Français élevés au rang de Justes parmi les Nations.
Ils sont l’espoir forgé dans l’humanisme des Lumières sur lequel notre République s’est construite.
C’est cette étincelle d’humanité dans la nuit nazie que je veux retenir.
Comme nous l’explique Jankelevitch « l’extermination des Juifs ne fut pas une flambée de violences : elle a été doctrinalement fondée, philosophiquement expliquée, méthodiquement préparée, systématiquement perpétrée (…) elle est l’application d’une théorie dogmatique qui existe encore aujourd’hui et qui s’appelle l’antisémitisme ».
Madame la Ministre, vous connaissez l’attachement des Juifs français à la République. Notre existence s’y enracine pour certains depuis le haut moyen âge.
Les Juifs de France se sont reconstruits en France, malgré la Shoah, malgré la collaboration, malgré la disparition de 760000 d’entre eux dont les 4115 enfants raflés par la police française entre le 16 et le 17 juillet 1942.
Pourtant, d’une cérémonie à l’autre, l’antisémitisme se porte de mieux en mieux et le besoin de boucs émissaires est de plus en plus fort.
Après une hausse de 74% en 2018, les actes et violences antisémites, ont encore augmenté de 27% en 2019.
Leurs auteurs s’en prennent aux vivants et même aux morts, comme à Westhoffen où 107 tombes ont été profanées méthodiquement en décembre dernier ou plus récemment, la semaine dernière au cimetière de Gruissan.
J’avais évoqué, l’an dernier, l’antisémitisme du quotidien qui frappe plusieurs quartiers difficiles, ces «territoires perdus de la République ».
J’avais alors décrit la vie retranchée de ces Français juifs qui subissent insultes, crachats, graffiti, courriers anonymes et mézouzot arrachées, quand ce ne sont pas des violences physiques.
Que répondre à leur désarroi ? Quelle alternative au départ ?
L’antisémitisme n’est ni circonscrit, ni localisé. Il peut frapper n’importe où.
Une étude IFOP pour la Fondapol et l’AJC, indique ainsi que 70% des Français juifs ont déjà été victimes d’antisémitisme. Plus terrifiant encore, ce chiffre monte à 84% pour les 18-24 ans.
Qui s’étonnerait, dans ce contexte, d’un autre résultat de ce sondage?
34% des Français juifs se sentent menacés au quotidien, contre seulement 8% de l’ensemble des Français.
Faut-il s’y résigner?
Nous le savons depuis de nombreuses années, l’antisémitisme ne présente pas un seul visage, et cela le rend très redoutable.
Ses formes changent, s’associent, se renforcent et peuvent avancer masquées,
y compris chez certains qui se disent humanistes et antiracistes.
Ses ressorts sont nombreux. L’un d’eux est le complotisme. Il présente la Shoah comme un mensonge ou comme une ruse des Juifs pour obtenir un Etat.
Un autre mode d’action est la caricature et la diabolisation. Le principe est connu : on déforme, on dénature, on rend détestable et l’on peut ainsi justifier son obsession, puis sa haine.
Certains, dans notre pays, sont obsédés par les Juifs ou par le CRIF et par la caricature qu’ils en font.
Les mêmes et beaucoup d’autres sont obsédés par l’Etat d’Israël.
Ils y voient la cause de tous les problèmes du monde. Il suffirait donc de le supprimer pour que les problèmes disparaissent.
Les plus modérés ou les plus naïfs invoquent la liberté d’expression pour critiquer l’existence même d’Israël, mais s’opposer à l’existence d’un Etat, n’est-ce pas vouloir sa disparition ?
La disparition d’Israël, c’est cela le seul enjeu des actions illégales du mouvement BDS.
Et c’est pour cela qu’elles doivent être combattues avec force et interdites sur notre territoire.
Comment comprendre alors cet arrêt de cour Européenne des droits de l’homme interdisant à la France de poursuivre judiciairement les appels au boycott.
Il porte un coup fatal aux fondamentaux de notre droit.
La communauté juive de France est terriblement inquiète de la portée de cet arrêt et des conséquences dramatiques qui vont en résulter sur le territoire national.
Cette décision, si elle n’est pas frappée d'appel devant la Grande Chambre, aura pour conséquence immédiate l’intensification en toute légalité des manifestations d’appel au boycott de l’Etat d’Israël dont l’expérience montre qu’ils engendrent et justifient les actes de violence contre les Français Juifs.
Les mots ne suffisent plus il faut passer aux actes.
Les choses de dégradent et j’ai le sentiment que la lutte contre l’antisémitisme n’est pas une évidence pour tous dans notre pays.
Nous l’avons vu récemment dans les débats sur la définition de l’antisémitisme.
Ce sujet aurait dû faire consensus à l’Assemblée Nationale.
Ce ne fut pas le cas. La définition a été diabolisée et de nombreux députés de la majorité ont fait défection, malgré l’engagement fort du Président de la République en faveur de ce texte.
Je suis heureux de l’issue du scrutin, mais néanmoins, je m’interroge.
Pourquoi un tel psychodrame pour une définition ?
Internet est une autre priorité.
Quand nous parlons de l’antisémitisme sur Internet, on nous répond modération et autorégulation. Nous avions besoin d’y voir plus clair.
J’ai donc décidé de créer, en partenariat avec Ipsos, un observatoire pour identifier, quantifier et analyser les messages antisémites sur Internet.
Notre observatoire a produit ses premiers résultats. Il comptabilise, pour l’année 2019, près de 52.000 messages, tweets et autres contenus explicitement antisémites.
La réalité est encore plus sombre car ce chiffre prend en compte uniquement les contenus publics, après le travail des modérateurs des réseaux sociaux.
Nous serons heureux de pouvoir élargir cet outil au racisme, à la xénophobie, à l’homophobie, à la haine des Musulmans et à la haine de la France.
52.000 contenus antisémites en 2019. Il est urgent de changer d’échelle. Cela aurait pu être le cas. Malheureusement les principales dispositions de la loi Avia ont été censurées par le Conseil Constitutionnel et nous attendons avec impatience la réécriture de cette loi.
Les choses se dégradent, mais des points positifs sont à souligner.
Les antisémites professionnels, les Dieudonné, les Soral et consorts ont été empêchés de nuire et ont vu leurs comptes fermés sur les réseaux sociaux.
Je me réjouis d’apprendre que les assassins de Mireille Knoll, seront bientôt traduits aux assises. Comment ne pas évoquer aujourd’hui sa mémoire? Son destin tragique est en soi un symbole : enfant, elle a échappé de justesse à la rafle du Vel D’Hiv, avant de mourir 76 ans plus tard, parce que juive, assassinée puis brûlée dans son appartement parisien, rattrapée par la haine antisémite.
Son sourire et son martyr ont marqué, je veux le croire, tous les Français.
Les haines se nourrissent du laisser-faire, des renoncements et de l’impuissance. Mais elles se développent aussi en profitant d’un sentiment d’impunité.
Comment comprendre alors, la décision de la Cour d’Appel de Paris qui prive la famille de Sarah Halimi d’un même procès légitime ?
Bien sûr, dans une démocratie, on ne juge pas les fous. Mais dans une démocratie, faut-il considérer comme pénalement irresponsable quelqu’un qui par la prise volontaire de stupéfiants, a lui-même déclenché momentanément son état psychique ?
Le cannabis deviendra-t-il dans notre pays, un facteur excusant lorsqu’il s’agit d’un meurtre antisémite alors qu’il est un facteur aggravant pour tous les autres délits ?
Ce procès est nécessaire. C’est pour cela que nous attendons bien sûr avec angoisse et inquiétude mais aussi avec confiance l’examen du pourvoi formé devant la cour de cassation car il ne peut y avoir de droit sans justice.
Comme l’a dit très clairement le Président de la République, « L’antisémitisme n'est pas seulement le problème des Juifs. Non, c'est d'abord le problème des autres car à chaque fois, dans nos histoires, il a précédé l'effondrement, il a dit notre faiblesse, la faiblesse des démocraties »
Oui, la démocratie ne va plus très bien en France, en Europe et dans le reste du monde.
Elle va mal quand chacun réclame des droits sans se soucier du bien commun et quand la défiance et la confusion mènent tout droit à la violence et à la radicalisation.
Elle va mal quand elle est prise en étau, comme nous, Français juifs, par trois forces qui lui sont hostiles : l’extrême-droite, l’extrême-gauche et l’islamisme.
Ces trois forces hostiles s’unissent souvent dans l’obsession qu’elles ont d’Israël et des Juifs, dans la diabolisation qu’elles en font et dans l’antisémitisme qui en résulte.
A l’heure où la France est en première ligne dans la guerre contre le terrorisme, où sa démocratie est menacée par le retour du fanatisme identitaire et de l’obscurantisme culturel des islamistes, à l’heure où le séparatisme menace les fondements de notre République, je voudrais partager avec vous cette intime conviction : le destin des Français Juifs est inextricablement lié à celui du caractère démocratique de notre pays.
Madame la Ministre vous savez combien les Juifs français sont attachés à la République, à ses valeurs et à ses traditions.
Votre présence en ce jour nous rappelle à tous que depuis 1995 la France s’est inscrite dans une démarche de vérité et de justice à laquelle elle ne renonce pas."
Source vidéo : Ministère des Armées
Crédit photo : George Darmon