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Le Crif : Quelles sont les tensions, violences, que vous percevez et mesurez en France dans la période récente ?
Jean-Marie Burguburu : L’antisémitisme, que l’on aurait pu croire en nette régression, a resurgi avec virulence et parfois violence. Cette dangereuse résurgence est apparue avec ce que je n’hésite pas à appeler le pogrom du 7-Octobre. L’attaque terroriste du Hamas a déclenché, avant même la riposte de l’armée israélienne, un terrible emballement antisémite comme s’il y avait eu, par cette attaque, une libération des pulsions mauvaises qui se trouvaient en « sous-terrain ».
Cette situation est extrêmement préoccupante, la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) mesure chaque année le racisme et l’antisémitisme en France. Le rapport annuel devra être remis au Premier ministre au printemps. Nous ne pouvons malheureusement que constater qu’il y a eu une forte montée des actes et des violences antisémites, cette montée est dans le rapport de la CNCDH, évaluée, documentée très précisément.
Le problème, concernant l’évaluation complète de ce fléau est que beaucoup de personnes visées et victimes ne s’en plaignent pas toujours, formellement, aux autorités publiques, en particulier aux services de police. Et, quand les victimes se plaignent formellement, l’acte ou le propos antisémite n’est alors pas forcément considéré comme un acte illégal et surtout comme un acte permettant d’enclencher des poursuites précises. On peut souligner aussi que les auteurs d’antisémitisme peuvent agresser, par exemple quand il s’agit d’injures verbales ou de graffitis sur des portes ou des immeubles, de manière totalement anonyme : ainsi ils sont alors très difficiles à identifier. Cela peut induire, naturellement, une certaine lassitude ou découragement du côté des victimes, qui n’ont pas toujours la volonté de porter plainte, considérant que leur démarche reste hélas le plus souvent sans suite. Ce phénomène peut ainsi conduire à une sous-évaluation du nombre de ces propos et actes, qui restent pour autant totalement illégaux, répréhensibles et dangereux, non seulement pour les Juifs qui en sont les victimes mais aussi pour la cohésion nationale.
Le Crif : Face à l’ampleur des actes et menaces antisémites dans notre pays, quelle priorité d’actions préconisez-vous ?
Jean-Marie Burguburu : D’abord, il faut que tout le monde estime que ce qui peut apparaître, pour certains, un « petit » acte antisémite doit déjà être pris en considération car il n’y a pas de petits actes antisémites. Une agression même verbale – par exemple traitant un passant de « sale juif » dans la rue, près d’une synagogue ou d’une école – même si elle ne se traduit pas par une agression physique et même si on ne peut identifier la personne qui a commis cet acte répréhensible, doit néanmoins être déclarée à la police et il faut bien sûr que celle-ci la prenne pleinement en compte. Il faut que les victimes dépassent une éventuelle lassitude, leur impression qu’il ne pourra pas nécessairement y avoir de poursuites contre le ou les agresseurs, pour accomplir quand même la démarche déclarative, voire la plainte complète.
La police doit formellement recevoir et enregistrer toute plainte en ce domaine d’actes racistes et antisémites car l’histoire enseigne que l’on sait comment les choses commencent et comment elles peuvent finir. C’est pourquoi tous les indices doivent être traités. Dès le début de la racine du mal, il faut tenter de l’arracher. Et les victimes ne doivent pas succomber, en plus de l’outrage qu’elles ont subi, à une forme de fatalisme. Les autorités doivent prendre part à la prise de conscience nécessaire, par exemple dès l’accueil dans les commissariats. Ceux-ci sont parfois surchargés mais ils doivent traiter systématiquement les plaintes d’actes et menaces antisémites.
Le Crif : Nous avons assisté, le 27 janvier dernier, aux grandes commémorations liées aux 80 ans de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz. Pour autant, depuis quelques années les études d’opinion le montrent qu’une grande part des jeunes (autour de 35 à 40 % selon les études) ne savent pas ce qu’est la Shoah. Face à une telle ignorance, que recommandez-vous ?
Jean-Marie Burguburu : Cela me paraît invraisemblable et pourtant c’est hélas bien vrai ! Le 27 janvier permet heureusement de renouveler le grand travail de mémoire : cette date a été en 1945 celle de la découverte « officielle » du camp, les nazis l’avaient déserté, laissant sur-place des monceaux de cadavres, les traces du crime de l’extermination à échelle industrielle, et 7 à 8 000 survivants retrouvés dans un état épouvantable et dont les photos ont fait ensuite le tour du monde. Comment se fait-il que des jeunes ne puissent pas aujourd’hui le savoir ?
La première raison est que l’enseignement de la Shoah – qui ne se faisait pas à l’école quand moi-même j’avais 15 ans, on parlait de la Seconde Guerre mondiale et des camps d’extermination mais cela faisait quelques lignes dans les livres d’histoire – est incomplet et parfois absent dans certaines classes. La libération de la parole des rescapés et la diffusion de cette parole se sont faites bien après les années 60. Il y a eu longtemps chez les survivants, Simone Veil par exemple le racontait, la très grande difficulté de partager ce qui n’était pas partageable, tant l’horreur était indicible et inaudible. L’inscription du sujet dans l’enseignement a surtout commencé dans les années 80, il y a quarante ans déjà. Mais cet enseignement aujourd’hui ne se fait pas assez précisément et complètement.
Le Crif : Pourquoi ? Les entraves à cet enseignement sont nombreuses ?
Jean-Marie Burguburu : Quelque chose d’épouvantable se produit parfois dans les classes, c’est la contestation de cet enseignement historique. Une partie des jeunes, dans certaines zones péri-urbaines notamment, considère malheureusement qu’on ne peut pas parler de cela. Certains disent en substance que cette tragédie du XXe siècle ne serait pas dramatiquement essentiel alors qu’évidemment il s’agit d’un fait historique unique à ce niveau d’horreur et d’ampleur dans la volonté d’extermination des Juifs d’Europe. Une peur diffuse peut aussi toucher malheureusement certains professeurs d’histoire, c’est difficilement évaluable car il y a beaucoup de non-dits en la matière mais cela participe du problème, du silence coupable sur cette période pourtant clé de l’histoire contemporaine. Et ce silence peut ainsi participer à la banalisation du mal, pour reprendre l’expression de Hannah Arendt.
La terrible et actuelle banalisation du terme de génocide a aussi, il faut le souligner, des effets dévastateurs. En particulier vers des jeunes, qui ont tendance parfois à tout mélanger et, en conséquence, à minorer la réalité du génocide des Juifs, la Shoah, qui a fait plus de six millions de morts. C’est très préoccupant.
Le Crif : La banalisation du terme génocide, organisée par l’extrême gauche et La France insoumise (LFI), propage en effet un courant de relativisme et produit une confusion qui frise ou favorise un « négationisme soft » ?
Jean-Marie Burguburu : Cette banalisation est en effet très grave et nocive. On ne peut évidemment pas parler de « génocide » aujourd’hui à Gaza : certes, l’organisation terroriste Hamas a été visée, pilonnée par l’armée israélienne, qui lui a porté un coup sévère mais pas fatal d’ailleurs (puisque cette organisation revendique déjà dix à quinze mille nouveaux combattants armés). Ces bombardements ont provoqué des victimes civiles nombreuses, malheureusement touchées dans cette guerre comme dans toutes les guerres précédentes qui ont eu lieu dans cette région ou ailleurs. Mais ce n’est en rien, bien sûr, un « génocide » qui est, faut-il le rappeler, une opération visant à supprimer un peuple ou un groupe humain entier, de manière intentionnelle, systématique et organisée.
Sous Hitler et avec les nazis, c’est une chose unique dans l’histoire, le génocide organisé avait ces deux caractéristiques : premièrement, il s’est agi d’une décision officielle de l’État nazi ; deuxièmement, la mise en œuvre de cette décision a conduit à l’organisation de moyens industriels colossaux mis au service de l’entreprise d’extermination des Juifs, avec la fabrication à énorme échelle, par exemple du Zyklon B, des chambres à gaz, des fours crématoires, et des camps de sinistre mémoire, où ont été assassinés plus de six millions de Juifs, hommes, femmes, enfants, vieillards, souvent dès leur sortie d’un train où ils avaient été entassés dans des wagons à bestiaux… Cette conception et cette dimension d’un assassinat collectif organisé a été unique dans l’histoire.
Parler aujourd’hui de « génocide » qu’aurait commis Israël à Gaza, où vivent certes difficilement plus de deux millions trois cent mille personnes, est non seulement une indécence terrible mais une honte totale.
Le Crif : Pour la pédagogie à développer vers les jeunes sur la Shoah, comment procéder selon vous, face à l’ignorance et la confusion totale, parfois volontairement entretenue par certains ?
Jean-Marie Burguburu : Il faut mener et développer sans relâche cet enseignement à l’école même si toutes les familles peuvent aussi naturellement le faire à l’égard de leurs enfants ou petits-enfants. Participer aux voyages à Auschwitz ou d’autres camps d’extermination est important également même si tout le monde ne peut pas y aller, et sachant qu’il faut veiller précisément aux bonnes conditions de préparation à ce voyage, qui n’est en rien touristique.
Mais pour l’histoire, et précisément sur cette tache ineffaçable du milieu du XXe siècle définie désormais par le terme hébreu de Shoah, il faut mettre en milieu scolaire des mots précis, des explications claires, des images documentées, pour rappeler une réalité historique qui ne peut être niée, ni passée sous silence. L’enseignement de cette réalité participe à l’évidence de la connaissance historique de l’ère contemporaine.
Le Crif : Et participe d’une conscience collective et civique…
Jean-Marie Burguburu : Tout à fait, une conscience civique qui doit consolider le « plus jamais ça », qu’on avait proclamé après la Première Guerre mondiale et murmuré encore après la Seconde. Conscience de ce que peuvent amener la haine et la xénophobie, quand il y a un trop grand relâchement dans une société et l’instrumentalisation des instincts les plus primaires. Soulignons aussi que « l’antisionisme » est devenu un antisémitisme non déguisé. Il faut donc d’autant plus de vigilance aujourd’hui et redoubler d’efforts pour assurer l’enseignement sur cette question clé, permettant de comprendre ce qui s’est tragiquement passé en Europe et ce qui doit être empêché, bien sûr, au présent et à l’avenir.
Le pogrom commis par le Hamas le 7-Octobre avait clairement pour caractéristique et volonté d’activer les instincts primaires de l’antisémitisme, contre les Juifs en Israël et partout ailleurs aussi par le retentissement mondial de cette attaque terroriste. Cette volonté de réveiller la haine antisémite s’est propagée, elle doit être enrayée et une pédagogie sans faille doit, en France, être renforcée pour en prémunir notre pays. Il en reste de même en Europe et toutes autres parties du monde.
Le Crif : La ministre de l’Éducation nationale, Élisabeth Borne, a fait des déclarations précises et fermes sur le nécessaire enseignement de la Shoah à l’École, montrant l’attention qu’elle porte et portera en ce domaine. Pensez-vous que cela sera suivi d’effets rapidement sur le terrain, dans les classes, dans cette grande maison de l’Éducation nationale ?
Jean-Marie Burugburu : Je l’espère. Il est louable que l’ancienne Première ministre ait accepté de prendre cette mission à la tête du grand ministère de l’Éducation nationale. Personne ne peut douter de la sincérité de son intention en ce domaine. Son histoire personnelle et sa personnalité font qu’elle peut jouer un rôle plus qu’utile pour agir en la matière. Il faut désormais que cette volonté ministérielle atteigne les établissements d’enseignement et tous les professeurs pour que tous les élèves en soient bénéficiaires.
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet
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