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Dès le lendemain des massacres du 7 octobre, un travail d’archivage et de documentation a été entrepris qui rend compte d’un premier effort pour élaborer et intégrer dans la conscience de chacun l’ampleur de l’événement. Ce travail de mémoire immédiat s’inscrit dans un imaginaire collectif et un ensemble de pratiques testimoniales qui fait remonter à la fois l’histoire de la Shoah et celle des pogroms. Sensible à l’ambiguïté de la société israélienne, Frédérique Leichter-Flack interroge les effets de cet entrelacement mémoriel des massacres, entre reviviscence traumatique et ressource pour ne pas se laisser sidérer par la Gorgone.
Les massacres du 7 octobre ont été révélés petit à petit. Il a fallu plusieurs semaines, au fil de l’identification progressive des nombreux corps retrouvés dans les villages et les champs du sud d’Israël, pour pouvoir en donner un bilan chiffré [1]. On a vu progressivement plus clair sur le déroulé de l’opération, les actes de violence commis, y compris les violences sexuelles, et les modalités de mise à mort. Il a été rapidement possible de faire le récit kaléidoscopique des différents massacres opérés sur différents lieux en parallèle, et d’en proposer une sorte de reportage rétros-pectif comme s’y sont attelés plusieurs grands journaux. Un jour avant qu’Israël ne se présente à La Haye pour répondre aux accusations de génocide de l’Afrique du Sud, la Direction nationale de la diplomatie publique a annoncé la création d’un nouveau site web, « Oct. 7 2023, Hamas Massacre : Documentation of Crimes Against Humanity » (7 octobre 2023, massacre du Hamas : documentation sur les crimes contre l’Humanité) [2].
De fait, peu de massacres dans l’histoire récente du monde sont plus factuellement documentés que ceux commis le 7 octobre dans le sud d’Israël. Trois sources princi-pales ont permis à ce stade la reconstitu-tion des événements.
La première est le matériel vidéo tourné par les hommes du Hamas eux-mêmes, avec leurs téléphones portables, ceux de leurs victimes, ou les caméras gopro dont ils s’étaient équipés. Ce sont les premiers documents à avoir circulé, quasiment en temps réel, sur les réseaux sociaux ; en même temps que les appels à l’aide reçus sur WhatsApp par les familles des habitants des kibboutz piégés dans les abris de leurs maisons envahies, diffusés eux aussi en direct parfois jusqu’à la télévision nationale. Captées et montrées dans le but de terroriser la population israélienne, les vidéos ont en outre été un instrument sin-gulier de torture psychologique, puisque c’est au travers de ces images que des familles en ont été réduites à identifier les êtres chers dont elles restaient sans nouvelles, à tenter de deviner leur sort en guettant un signe de vie.
La deuxième source de documentation des massacres est l’ensemble des traces laissées sur les lieux et à même les cadavres progressivement retrouvés sur place : décryptées par les équipes médico-légales à pied d’œuvre depuis plusieurs semaines pour identifier les victimes, ces traces permettent de déchiffrer sur les corps les sévices subis par les victimes. Plus largement, le spectacle laissé par les massacres une fois les tueurs repartis, a été directement vu sur place, souvent sans préparation, par un grand nombre d’Israéliens, jeunes militaires du contingent et équipes de secouristes.
La troisième archive des massacres est la collecte de témoignages des survivants et des équipes de secours arrivées les premières sur les lieux. Une multitude d’initiatives spontanées, émanant de la société civile, et en particulier de jeunes et d’étudiants des universités israéliennes, ont en effet très vite émergé en ligne, dès le lendemain des massacres : enregistrer les récits des témoins, les publier sur des pages Instagram, les soustitrer, parfois en plusieurs langues, quand la quasi-totalité des témoignages de rescapés et de sauveteurs sont évidemment en hébreu, telle a été l’urgence qui s’est imposée et a été solennellement partagée dans un pays entièrement sous le choc où, par le fait des liens de proximité et surtout de l’immédiateté des réseaux sociaux distributeurs d’images et de sons, tout le monde ou presque se re-trouvait, de près ou d’un peu moins près, en position de témoin des massacres, avec les conséquences psychologiques que l’on imagine sur tout un pays [3].
Ce réflexe de recueillir les témoignages des rescapés, d’en faire une urgence collective au moment même où les déplacements massifs de populations du sud du pays et la mobilisation militaire soudaine d’une grande partie de la jeunesse laissaient le pays au chaos, et d’en tirer une sorte de mémorial improvisé de l’événement 7 octobre, dépasse de très loin l’enjeu de faire savoir au monde ce qui venait de se passer. Bien sûr, il y avait bien cet objectif de faire savoir, c’est-à-dire de faire partager le sentiment d’horreur et de sidération, de susciter de l’empathie en misant sur les récits, les visages et les voix, et si possible, d’attirer un peu de compréhension et de soutien dans le reste du monde. Il y avait bien aussi, désespéré, l’effort pour tenter d’assimiler l’advenue de l’impensable, pour absorber le choc de cet événement impossible pourtant bel et bien survenu. Mais il y avait encore autre chose, comme si une autre mémoire, celle de la Shoah, s’était interposée à la manière d’un intertexte spontané. La réminiscence était particulièrement troublante pour les survivants des kibboutz martyrisés, qui ont, de fait, vécu le massacre de leurs voisins et amis au fond de cachettes et d’abris verrouillés, sans rien voir au-dehors mais en tâchant de deviner ce qui était en train de se passer.
Les initiatives de collectes portent la marque de la littérature testimoniale de la Shoah, et au-delà d’elle, de la culture testimoniale d’une société habituée à écouter les anciens rescapés des camps raconter leur histoire notamment dans les écoles. Dans un pays où la littérature de témoignage et les récits oraux des rescapés de la Shoah sont des réalités culturelles familières, en particulier auprès de la jeunesse, les codes de ces corpus et de ces pratiques de transmission du trauma fondateur se sont immédiatement pro-posés pour prendre en charge le nouveau traumatisme collectif. Toute une partie de la société israélienne s’était projetée dans une vision postmoderne, technophile, ouverte au monde, sûre de sa force et de son existence ; et voilà qu’elle se retrouvait soudain renvoyée à l’identité tourmentée des années de la fondation de l’État, à son complexe du « septième million », à une perception d’elle-même comme assemblée de survivants, comme si les efforts cumulés sur 75 ans se révélaient, en définitive, incapables d’empêcher le retour de la haine et des massacres. À quoi s’ajoute encore, pour les survivants laissés à eux-mêmes dans leurs cachettes et pour les proches des victimes qui ont reçu en direct, impuissants, les appels au secours provenant des abris sur le point d’être assaillis, l’effroi de l’abandon : les longues heures à croire d’abord l’arrivée de l’armée imminente, puis à affronter l’angoisse de son retard face au déchaînement de la mort autour de soi, et à ad-mettre la réalité de l’absence de secours sur lesquels compter. Cette angoisse-là est d’ailleurs très présente aussi dans les témoignages des sauveteurs arrivés sur les lieux trop tard – trop tard par exemple pour sauver cette fillette terrifiée, restée trop longtemps toute seule à se vider de son sang au milieu de toute sa famille assassinée, comme l’une des secouriste l’a raconté, face caméra, sans pouvoir retenir ses larmes.
Avec cette mémoire de la Shoah en surimpression plus ou moins explicite (« never again is now », a-t-on vu apparaître sur les publications des réseaux), d’autres fonctions du témoignage, bien connues dans les corpus de littérature testimoniale, venaient se proposer aussi : avec l’expression « survived to tell », titre d’une des pages Instagram qui se proposait de collecter les témoignages des massacres, le lien entre survie et promesse de témoigner rappelle que le rescapé qui raconte s’acquitte toujours aussi d’une sorte de promesse tacite, celle de parler pour les morts, d’entretenir la mémoire de leur nom et de l’irréparable injustice qui leur a été faite. C’est la mission des survivants, la dette souscrite envers les amis assassinés qui n’ont pas eu la chance de s’en tirer, et qui, parfois, s’étaient interposés de manière héroïque pour sauver d’autres vies en sacrifiant la leur. Le discours des témoins rescapés, dans la culture mémorielle de la Shoah, remplit aussi une autre fonction, qu’on pourrait qualifier de prophétique : revenus des enfers, ils ont vu ce qu’aucun homme ne devrait avoir vu. Ils ont connu ce qu’aucun être humain ne devrait avoir à connaître. Leur effroi est à la mesure de ce dévoilement contre-nature. Ils ont vu la Gorgone en face, selon l’expression qu’employait Primo Levi. Ils savent ce que l’homme peut faire à l’homme. Comment vivre avec ce secret dont ils sont désormais dépositaires ? Et comment continuer à vivre sans tenter d’en avertir ceux qui ont été épargnés ?
La littérature de témoignage sur les génocides et massacres de masse lève un coin du voile sur tout un pan de l’expérience des victimes que les traces ou les archives matérielles des crimes ne peuvent pas atteindre : l’expérience morale, la dimension éthique des interactions, entre les bourreaux et leurs victimes d’une part, entre les victimes elles-mêmes d’autre part. Qu’ont ressenti ces gens, terrés au fond de leur cachette ou de leur abri, en recevant les messages d’alerte sur leurs téléphones, en entendant les cris de leurs voisins ? À quel moment ont-ils compris que ce qui était en train de se passer n’avait plus rien à voir avec tout ce qu’ils avaient pu connaître au-paravant en termes d’alerte et de danger ? À quels chantages éthiques ou affectifs ont-ils cédé, ceux qui ont ouvert la porte de leur abri aux bourreaux dans l’espoir d’épargner d’autres vies ? Quels sacrifices ont-ils été prêts à faire, ceux qui ont tenté de s’interposer dans l’espoir vain de sauver qui son enfant, qui son épouse ? L’interaction avec les bourreaux constitue souvent, pour les rescapés de l’extermination qui acceptent de parler, la plus grande énigme.
Même si la comparaison a ses limites, le détour par les récits des rescapés tutsis, recueillis par Jean Hatzfeld dans son premier livre sur le génocide au Rwanda [4], est ici très intéressant car ces récits aident à toucher du doigt le problème spécifique posé par l’excès de cruauté, un élément qui caractérise aussi, d’après les éléments recueillis, les massacres du 7 octobre. Les rescapés des marais rwandais abordent tous, à un moment ou un autre de leur témoignage, le problème de la cruauté au-delà du massacre lui-même : que faire de la cruauté ? des tortures ? du sadisme des modalités de mise à mort ? Qu’on puisse vouloir tuer, qu’on puisse même s’y employer avec efficacité, cela reste du domaine du pensable. Mais couper bras et jambes à un enfant pour l’abandonner ensuite à une lente agonie ? Ouvrir le ventre des femmes enceintes avant de les exécuter ? Le surcroît de souffrance, physique et psychique, et la déshumanisation infligée aux victimes, qu’en penser et comment l’affronter ? Tout ce que remarque l’enquête médico-légale et dont elle ne sait que faire, le témoignage des rescapés et des secouristes le prend en charge à sa manière, sous forme d’une béance désignée au regard et qui ne sera jamais comblée.
Dans le cas des massacres des kibboutz, la disponibilité de l’autre archive, celle fournie par les tueurs eux-mêmes dans leurs vidéos, accentue encore l’énigme. Contrairement aux Einsatzgruppen nazis, qui dissimulaient leurs actes parce qu’ils savaient fort bien que ce qu’ils faisaient était horrible et serait perçu comme tel par le sens commun, les terroristes du Hamas se sont filmés. Se peut-il donc que ces hommes n’aient pas perçu leurs gestes de viol, de torture et de meurtre de femmes et d’enfants comme une cause d’horreur et de honte, même pour leurs propres enfants s’ils venaient à les voir, qu’ils aient considéré qu’ils n’avaient pas à s’en cacher et que leurs familles pourraient être fières, non seulement de leurs actes, mais même de leurs gestes – que leur environnement civil immédiat les approuverait, non seu-lement d’avoir tué, mais encore d’avoir tué comme ils l’ont fait ? La sidération de la décence commune face aux réjouissances que ces gestes monstrueux ont suscitées décourage toute tentative d’essayer de comprendre. Et pourtant, n’est-il pas crucial que les sciences sociales fassent ce travail-là, avant que la fiction, toujours avide de sensationnalisme quand il est question de meurtres de masse et de bourreaux, ne s’engouffre trop vite dans l’espace laissé vide ?
Les sciences sociales qui s’intéressent aux violences de masse nous apprennent que contrairement à ce que le sens commun croit, ce n’est pas toujours difficile de tuer. Le 7 octobre, manifestement, les vidéos tournées par les tueurs semblent montrer que cela ne l’a pas été du tout. Mais quels modèles convoquer pour interpréter l’excès de cruauté, et l’enivrement qui semble l’avoir accompagné ? Les viols, les tortures, les mutilations et profanations des corps, étaient-elles toutes prévues, planifiées, comme les documents retrouvés sur cer-tains combattants du Hamas semblent l’indiquer ? Était-ce, jusque dans le détail précis des crimes commis, une mission commandée ? Y a-t-il eu une part d’im-provisation ? Les tueurs s’étaient-ils drogués en prévision de l’accomplissement de leurs actes, pour bloquer toute émotion et s’endurcir, ou l’idéologie fanatique qui les animait a-t-elle suffi à leur faire perdre de vue que c’étaient sur des enfants humains qu’ils s’acharnaient ainsi ? Ont-ils été secondés, ceux qui venaient pour accomplir leur mission fatale, par des « civils » qui ont profité de l’opportunité pour s’engouffrer à leur suite dans la brèche et ivres de la puissance offerte, ont torturé, violé et massacré comme on peut piller, avec op-portunisme ? Quel rôle a joué le mimétisme envers les images popularisées par le djihadisme international dans la préparation des tueurs ? Et quel autre rôle, un certain discours religieux de la guerre sainte et du martyr, capable de justifier jusqu’à la profanation des cadavres et la décapitation d’enfants ? Que s’est-il joué exactement sur place, dans les secondes, les minutes et les heures où les victimes ont été livrées sans défense à leurs bourreaux ? Que faire de l’exaltation, de l’enivrement, de la joie des massacreurs ?
S’il n’y a pas qu’une seule grille de lecture pertinente des massacres qui s’impose à l’esprit, c’est sans doute qu’il faut en mixer plusieurs, et c’est vers ce chantier que l’attention des sciences sociales doit être appelée, face au défi que ces différentes archives des massacres soulèvent. Pourtant, les questions soulevées par la description et l’interprétation des massacres, dans sa concrétude, restent encore largement contournées. Inutile de mentionner les nombreuses manières d’éviter de voir et de refuser de savoir ce qui s’est passé le 7 octobre dans le sud d’Israël – des accusations de mensonges et de fake news mas-sivement relayées sur les réseaux sociaux, qui culminent dans les pires railleries né-gationnistes [5], aux contestations de détails, comme la polémique sur le nombre exact de « bébés décapités » dans les kibboutz. Mais chez beaucoup de ceux qui ne nient pas le fait objectif des massacres, ce qui compte avant tout, c’est d’éviter qu’ils puissent servir d’objection dans le combat plus général dont on préfère n’en faire qu’un épisode. Dans l’exigence éthique de regarder les massacres en face, certains ne voient ainsi qu’une tentative d’incrimination, un effort de propagande, voire un projet de légitimation d’un autre massacre en retour. Et d’autres, bien décidés à rester aveugles aux faits, n’hésiteront pas à accorder sans entrer dans le détail leur soutien global à « tous les moyens » de la lutte contre l’oppression, ou mieux encore, à révoquer avec panache toute sensiblerie, comme la raillerie froide de la pensée décoloniale y a, on ne peut plus clairement, invité (« “ Not like this ” ? Then like what ? Show us lol » [6]).
Mais même les logiciels de dialectisation des massacres disent tout de même quelque chose de plus sur les massacres, en creux : ils ne peuvent pas faire complètement l’impasse sur les grilles d’interprétation de la violence extrême, qu’elle soit pensée comme une rage de révolte contre l’humiliation, ou qu’elle soit comprise comme une tactique mûrement réfléchie, froidement assumée, et parfaitement rationnelle de la part du faible qui fait avec la seule arme à sa disposition, à savoir sa disposition à afficher une absence totale de limite morale en guise de détermination. La violence des massacres est alors soit excusée (la rage et la bouffée de haine étant « compréhensibles » dans le contexte), soit justifiée (l’horreur est la seule arme de l’opprimé). Dans les deux cas, elle reste subordonnée à la cause qu’elle prétend servir, ne laissant aucune place pour une autre hypothèse, qui mériterait pourtant d’être explorée, celle du crime de haine et, plus spécifiquement, du fanatisme génocidaire d’une violence antijuive qui ne serait pas subsumée sous la cause qu’elle prétend servir [7].
Pour les victimes, à l’inverse, c’est justement cette grille de lecture-là, l’hypothèse de l’antisémitisme exterminateur, que la pensée décoloniale laisse dans son angle mort, qui s’est immédiatement imposée. Revenons en effet aux témoignages. Outre l’intertexte de la culture testimoniale de la Shoah, un second intertexte s’est répandu au point d’être devenu la métaphore privilégiée de désignation de l’événement : le pogrom. Dans l’imaginaire juif, les modalités des massacres du 7 octobre ont réactivé le souvenir traumatique transgénérationnel des pogroms, un héritage commun aux Juifs de la diaspora et aux Israéliens, qui se sont construits, eux, précisément contre ce souvenir et en réaction à lui : c’est l’autre sens du « never again is now ». Bien sûr, en toute rigueur historique, ce n’était pas stricto sensu un pogrom. Le pogrom, c’est ce qui arrivait dans l’empire tsariste, quand les Juifs n’avaient ni État, ni armée, ni police pour les défendre, quand ils étaient entièrement à la merci de leurs bourreaux. Et en nombre de morts, les massacres du 7 octobre ont dépassé de très loin l’expérience d’un pogrom. Mais que dit la convocation de l’imaginaire du pogrom, outre la violence extrême, la cruauté, les viols barbares et les mutila-tions des corps ? Il dit la vulnérabilité, l’impuissance, et l’abandon. Et il dit la honte. La honte de ce qu’on vous a fait et de ce qu’on a fait de vous. La honte de ce qu’on a fait de vos êtres chers, et celle de votre impuissance à l’empêcher. La honte de la mère qui n’a pu protéger sa fille du viol. La honte du frère qui n’a pu protéger sa sœur de l’éviscération. La honte du père qui n’a pu empêcher ses enfants d’être brûlés vifs, les mains attachées dans le dos. La honte de l’État, qui n’était pas là au moment où on avait si vitalement besoin de lui.
L’imaginaire du pogrom s’est transmis dans la psyché juive, par les canaux de l’épigénétique sans doute, mais il a aussi été pris en charge dans tout un corpus littéraire, la littérature du pogrom, moins connue que la littérature de la Shoah, mais peut-être plus éprouvante encore à la lecture. Dans les nouvelles de Lamed Schapiro par exemple, l’insoutenable est livré brut, sans protection, sans apitoiement, sans sensiblerie. Les corps peuvent être torturés, sans qu’il n’y ait personne pour vous protéger. On peut être exposé, à tout moment, à une violence sans limites, inaccessible à la rationalité et à la discussion. Il n’y a rien à faire, rien à espérer, on ne peut pas plaider, discuter, supplier. Il faut juste attendre que ça passe, et espérer rester vivant jusque-là. L’imaginaire du pogrom dit ceci : les corps juifs, ce sont des corps qu’on peut violer, énucléer, dépecer, clouer, démembrer, impunément. Des corps auxquels on peut faire ça sans que personne ne s’y oppose. D’où la rage et le dégoût d’un Bialik dans son célèbre poème Dans la Ville du massacre, écrit en hébreu en 1904, et la dureté de ses mots : ce n’est plus le temps de la pitié pour nos morts, il faut rompre avec cette honte qu’on nous impose de subir, et donner à voir en face le spectacle de l’horreur pour conjurer l’impuissance de la honte et la honte de l’impuissance. Il faut mourir si l’on doit, mais en se battant pour ne pas être traité seulement comme des corps auxquels on peut tout faire subir. Briser le cercle : le programme même sur lequel le projet d’État juif s’est conçu, avant que la Shoah ne vienne lui donner confirmation de l’urgence vitale du refuge.
On ne peut pas comprendre l’Israël contemporain sans tenir compte de cette double transmission mémorielle – la Shoah et les pogroms – qui irrigue l’imaginaire collectif. Oui, « never again is now », repris partout sur les réseaux israéliens, est d’une certaine manière un slogan de propagande, oui, cela permet à trop bon compte de disqualifier moralement son ennemi en bloc en l’assimilant aux nazis, et oui, traiter son ennemi de nazi évite sans doute d’avoir à discuter avec les Palestiniens d’une paix à deux États. Mais ce n’est pas seulement un slogan de propagande, c’est aussi un ressenti spontané, qui vient avec son lot de confusion et de peur, un ressenti largement partagé, un réflexe dans l’imaginaire. Qui prend en réalité un double sens : non plus seulement le never again de la Shoah, et de la légitimation de la guerre totale contre le nouveau génocidaire qu’est le Hamas, mais le never again des pogroms, de cette violence subie dans l’impuissance, de cette précarité existen-tielle face à la violence haineuse du monde, de cette honteuse exposition des corps souillés… de cette condition juive pogro-misée à laquelle Israël, après des décennies de prise de distance, a pris le risque de s’identifier une dernière fois, en montrant au monde, lors d’une conférence de presse inédite dans l’histoire du pays, ces corps juifs suppliciés que les Israéliens étaient collectivement redevenus.
L’imaginaire du pogrom, du reste, portait déjà avec lui nombre des questions éthiques que l’armée a dû trancher ce jour-là, en choisissant de montrer les images des massacres – pas toutes les images, une sélection d’entre elles. Contre l’immédiateté des images, la littérature des pogroms comme la littérature de témoignage sur la Shoah n’avait cessé de se poser toutes ces questions : que donner à voir et que raconter, pour avertir et dénoncer sans reproduire le viol et l’humiliation, pour rendre hommage et défendre la mémoire des victimes, sans renouveler la déshuma-nisation et la perte de dignité des suppliciés ? Que partager du secret des témoins, quand on sait que les fantômes accueillis dans les récits de l’horreur seront ensuite là pour rester ? Jusqu’où montrer, mais aussi jusqu’où partager la reconstitution des faits, si la dignité des victimes risque d’y sombrer ? Faut-il descendre dans la chambre de torture, donner à voir ce qui s’y est passé ? Comment éviter le piège de l’horror porn ? Ces questions, qui ont nécessairement abouti à des choix dans le montage des 48 minutes de visionnage des massacres, ont-elles aussi une longue histoire dans l’imaginaire intertextuel des littératures de témoignage sur la Shoah et des récits de pogroms.
Les massacres du 7 octobre risquent à présent d’être engloutis dans le désastre humanitaire de la guerre qu’ils ont déclen-chée. Aux sciences sociales pourtant de faire l’effort d’en déchiffrer les béances à partir de toutes les archives disponibles. Et à la littérature testimoniale d’en pré-server la signification – de se faire aussi la gardienne des événements si les autres archives devaient n’y plus suffire. C’est aussi leur mission que de nous apprendre à regarder la Gorgone en face – par-delà la sidération.
Frédérique Leichter-Flack
Notes :
[1] Un mois après les massacres, des familles de personnes disparues estimées otages à Gaza continuaient à recevoir notification de la mort de leurs proches le 7 octobre, au fil de la progression du travail médico-légal sur les restes humains recueillis sur place.
[2] https://saturday-october-seven.com/
[3] Sans compter aussi les captures d’images fournies par les caméras de surveillance installées dans certains des lieux assaillis. Une quatrième source potentielle, qui n’est bien sûr pas toujours exploitable publiquement, mais dont certains éléments ont fini par être partagés, est constituée des interrogatoires, effectués par l’armée israélienne, des douzaines de combattants du Hamas capturés vivants dans les combats qui ont suivi les massacres. Ces interrogatoires révèlent que trois vagues successives se seraient succédées à l’intérieur du territoire israélien : des combattants du Hamas, surentraînés et en mission commandée, des militants armés du Hamas mobilisés en renfort le matin même pour participer à l’attaque, et des « civils » non armés entrés à leur suite sur le territoire israélien pour exploiter les opportunités ouvertes par la brèche (pillages, participation aux exactions ou coups de main pour les enlèvements contre promesse de rémunération). La répartition des crimes entre ces différentes catégories reste à préciser.
[4] Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, Seuil, 2000.
[5] On pense en particulier au concours de plaisanteries suscité, sur les réseaux, par la nouvelle du bébé retrouvé brûlé vif dans le four d’une maison, dont un secouriste a raconté la découverte affreuse.
[6] C’est un tweet, abondamment liké et retweeté, de la journaliste et influenceuse américaine mode et jeunesse Najma Sharif.
[7] C’est la lecture qu’en prend la USC Shoah Foundation (dite fondation Spielberg), qui a commencé à enregistrer et archiver les témoignages du 7 octobre dans le cadre de son projet de lutte contre l’antisémitisme via les témoignages.
Biographie :
Frédérique Leichter-Flack est professeure de littérature et d’hu-manités politiques au Centre d’Histoire de Sciences Po. Elle est notamment l’auteure de : Le Laboratoire des cas de conscience, Flammarion, 2023 (Édition Poche) ; Pourquoi le mal frappe les gens bien ?, Flammarion, 2023. Avec Philippe Zard, elle a également dirigé le dossier spécial « Les imaginaires de la terreur », Revue Raison publique, 25 mai 2022.
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