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Le Crif : Un peu plus de trois mois après le 7 octobre et du point de vue strictement militaire, l’armée israélienne est-elle en voie de gagner la guerre contre le Hamas ?
Bruno Tertrais : D’un point de vue sécuritaire, les premiers résultats sont là, incontestables, avec plusieurs milliers de combattants du Hamas neutralisés (même si les chiffres exacts sont impossibles à connaître avec certitude) et avec une partie des infrastructures, notamment souterraines, qui ont été détruites ou neutralisées. En ce début d’année, on peut dire que la capacité du Hamas à mener des opérations majeures est profondément affectée. Est-ce à dire que le Hamas ne peut plus mener d’attaque terroriste, évidemment non. L’objectif pour Tsahal est de dégrader encore plus, dans les mois qui viennent, cette capacité et de rendre inapte le Hamas à mener des offensives du type de celle du 7 octobre – dont il faut rappeler l’ampleur et la sauvagerie inédite depuis la création de l’État d’Israël – son objectif est aussi de neutraliser sa capacité à lancer des roquettes sur le territoire israélien.
Dès le début, il a été annoncé que l’offensive terrestre d’Israël sera longue. Les premiers mois de cette année 2024 seront encore probablement des mois de combats même si on peut penser que leur intensité pourra décroître et que les opérations au sol seront privilégiées au détriment des opérations aériennes.
Le Crif : Le porte-parole de l’armée israélienne, Olivier Rafowicz, indiquait récemment que l’ampleur des infrastructures souterraines du Hamas, les fameux tunnels, avait été sous-estimée, qu’elle n’était pas de quelques centaines de kilomètres mais de plusieurs milliers de kilomètres. Peut-on néanmoins estimer la durée et la période de fin de ces opérations visant les infrastructures militaires du Hamas ?
Bruno Tertrais : Non, on ne peut absolument pas le faire car cela dépendra de différents paramètres inconnus, qui vont notamment de la capacité de Tsahal à neutraliser l’essentiel des infrastructures souterraines par divers moyens, qui vont de la destruction des tunnels aux bouchages de leurs accès – et effectivement le kilométrage des tunnels semble plus important que ce qui avait été estimé – à la libération des otages, qui reste une grosse inconnue. L’armée israélienne elle-même n’a donc pas la capacité de donner une date de fin des opérations, d’autant plus qu’Israël voudra soit maintenir une capacité sécuritaire à l’intérieur de la bande de Gaza, soit organiser une force de réaction rapide en dehors des limites de la bande.
À partir de là, nous avons selon moi trois grands scénarios. Premier scénario : nous assistons à une stabilisation au printemps avec un retour partiel des Gazaouis vers le Nord de la bande de Gaza et les zones qui sont restées intactes. Deuxième scénario : la population civile ne peut se déplacer sans accentuer la tragédie humanitaire, ce qui implique un coût politique majeur pour Israël, surtout si une majorité des otages ne retournent pas vivants dans le pays. Troisième scénario : celui de l’escalade, même si le mot est un peu galvaudé, qui conduirait à mener une guerre de haute intensité, par exemple à la frontière Nord d’Israël ou en Cisjordanie, donc sur plusieurs fronts. Quoi qu’il en soit, il apparaît que le « retour à la normal » ne semble pas envisageable avant de longs mois et peut-être pas avant la fin de l’année 2024.
Le Crif : Quelles sont, selon vous, les conséquences de la récente frappe israélienne, dans la capitale libanaise Beyrouth, qui a éliminé le numéro deux du Hamas ?
Bruno Tertrais : Ce n’est pas la première fois qu’Israël procède à une action ciblée hors de ses frontières pour éliminer un dirigeant terroriste. Ce qui me semble intéressant dans ce cas, au-delà de l’aspect plus que symbolique qui a consisté à éliminer pour la première fois un très haut dirigeant du Hamas, c’est la volonté de toutes les parties d’éviter une escalade. Le fait que cette élimination n’ait pas été immédiatement suivie d’une riposte majeure du Hezbollah montre que ce mouvement ne souhaite pas entrer, en tout cas actuellement, dans une logique d’escalade, mais préfère relativement limiter son action à des frappes ponctuelles contre le territoire israélien. Pour autant, l’hypothèse d’une guerre au Nord d’Israël reste possible cette année et elle est d’ailleurs envisagée par les Israéliens comme une hypothèse à ne pas négliger.
Le Crif : Concernant l’Iran, grand parrain du Hezbollah et du Hamas, et l’attentat qui a eu lieu dans ce pays, revendiqué par l’État Islamique, quelles peuvent être ses conséquences pour cette zone si troublée du Proche-Orient ?
Bruno Tertrais : En admettant que ce soit bien l’État Islamique qui soit à l’origine de cette action en Iran, je ne vois pas de conséquences majeures, ce qui conforte deux constats. Le premier, si cette hypothèse est fondée, est que la mouvance État Islamique a encore la capacité de procéder à des attaques terroristes majeures. Le second est que la guerre civile dans le monde musulman reste un élément marquant et troublant pour la région.
Le Crif : À terme, pour l’avenir de cette région, comment voyez-vous les relations entre Israël et les pays arabes qui étaient signataires (ou en voie de l’être) des Accords d’Abraham ? Un rétablissement de ces relations positives est-il ou sera-t-il possible, notamment quand il s’agira d’organiser une nouvelle donne politique à Gaza ?
Bruno Tertrais : Les Accords d’Abraham restent totalement pertinents car ils correspondent simplement à l’intérêt des pays concernés. Nous n’avons pas vu de signes, venant des pays arabes concernés, visant à remettre en cause les acquis de ces Accords d’Abraham. Quant à l’Arabie Saoudite, elle a été relativement modérée dans ses protestations et critiques à l’encontre d’Israël depuis le 7 octobre, ce qui conforte l’idée selon laquelle le rapprochement entre Israël et l’Arabie Saoudite est peut-être suspendu mais pas abandonné. Simplement, sauf si le paramètre iranien change totalement, on ne peut pas imaginer que Riyad reprenne ses démarches en direction d’Israël dans les mois qui viennent. Une normalisation pourra en revanche être envisageable plus tard.
Le Crif : Concernant la perspective d’une après-guerre Israël-Hamas, comment voyez-vous l’avenir de la bande de Gaza, avec ou sans la présence de l’armée israélienne ?
Bruno Tertrais : La manière dont a récemment été évoqué l’avenir de Gaza par le Ministre de la Défense israélien Yoav Gallant résume bien l’espace du possible : Gaza ne sera gouverné ni par le Hamas ni par Israël, mais par des Palestiniens. La question est de savoir lesquels, sous quelle forme et avec quels soutiens de la communauté internationale. Il y a encore beaucoup d’éléments inconnus. Parmi ceux-ci, une question : quelle sera l’ampleur de l’investissement, politique et financier, que l’Arabie Saoudite sera prête à consentir pour la reconstruction et la gouvernance de Gaza ? Soit ce pays se met en première ligne et, en ce cas, cela aura sans doute du sens pour ce territoire ; soit elle ne le fait pas et ce sera plus compliqué.
L’autre paramètre sera la présence des forces armées israéliennes à Gaza. Il n’est pas concevable qu’une autorité palestinienne, quelle qu’elle soit, puisse vouloir prendre les rênes avec une présence physique des forces israéliennes maintenue à Gaza.
Le Crif : Les options d’avenir, pour les Palestiniens, passent actuellement aussi par les États-Unis, qui ont fortement réaffirmé leur présence, militaire et diplomatique, dans la région. Cette puissance américaine, réassurée en soutien d’Israël depuis le 7 octobre, ne montre-t-elle pas aussi les limites de l’influence des Européens dans cette guerre et les suites qu’elle peut avoir ?
Bruno Tertrais : À propos des grands acteurs extérieurs, il se confirme simplement que si les États-Unis ne peuvent pas tout, rien n’est possible sans les États-Unis. Il est démontré aussi que quand l’Amérique s’éloigne du Moyen-Orient, le Moyen-Orient se rappelle à son mauvais souvenir. La forme de l’implication américaine pourrait changer en 2025 selon les résultats de l’élection présidentielle mais je ne pense pas que la campagne électorale aux États-Unis affecte la volonté des États-Unis de surveiller de très près la région.
Il ne faut pas non plus négliger la capacité des États-Unis et de certains de ses alliés à mener des opérations de représailles et de réduction des menaces si nécessaire. On y est tout près s’agissant du Yémen et des attaques en mer lancés par les Houthis, mouvement pro-iranien qui menace la circulation maritime internationale.
L’élection américaine de novembre, en cas de retour de Donald Trump, serait par ailleurs un choc considérable pour le monde entier, avec une Europe qui serait tétanisée par l’hypothèse d’un retrait américain de l’OTAN, d’une guerre commerciale et par la possibilité d’une cessation du soutien américain à l’Ukraine. La Chine pourrait aussi voir, même si c’est à tort, le signe d’un moindre engagement des États-Unis aux côtés de Taïwan. Pour la Russie de Poutine, l’élection de Trump serait naturellement une excellente nouvelle, et une très mauvaise pour le Président Zelensky.
En tout cas, une série de conséquences serait très déstabilisante pour la planète et pour l’Europe en particulier, continent qui se verrait davantage encore mis sous pression par les régimes les plus autoritaires, la Russie notamment. Et concernant les Proche-Orient, si le lien avec Israël ne serait pas officiellement et directement affecté, la capacité américaine de coorganiser une nouvelle gouvernance palestinienne serait en grande partie anéantie, ce qui pourrait ajouter du déséquilibre, de l’incertitude et donc de l’insécurité dans cette partie du monde également.
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet, le 9 janvier 2024
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