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Publié le 13 novembre dans BFM TV
Comment raconter la Shoah aux jeunes alors que ses survivants meurent un à un et que le discours négationniste occupe de plus en plus de place dans l’espace public? Il y a trente ans, ils auraient lu Maus d’Art Spiegelman. En 2021, ils peuvent lire Spirou - L’Espoir Malgré tout d'Émile Bravo, qui confrontre le célèbre groom à l'occupation nazie en Belgique pendant la Seconde Guerre mondiale. "Si ça peut apporter quelque chose aux enfants, c’est le but", insiste le dessinateur, qui destine son œuvre au plus large public possible et dès huit ans, "du moment où on comprend le monde où on vit".
Émile Bravo, qui a consacré près d'une décennie à cette ambitieuse et bouleversante évocation des heures sombres du XXe siècle, veut "faire écho à notre monde d’aujourd’hui", marqué par le retour du nationalisme. "Grâce à Spirou, cette histoire ne disparaîtra pas des librairies. Quand on te donne un personnage comme ça, il vaut mieux raconter quelque chose de fort, qui transmette quelque chose qui aide à se construire. C'est important, plutôt que d’utiliser Spirou pour raconter une nouvelle aventure. Il y en a déjà tellement..."
Si les super-héros américains ont souvent été utilisés dans le cadre de récits graves, les personnages de la BD franco-belge sont le plus souvent restés extérieurs aux grands événements du monde. En cela, le Spirou d'Émile Bravo n’est pas le Spirou que l’on connaît. Dans ce monde plus sombre, plus violent, les personnages inventés par Franquin - comme Zorglub - n’existent pas. "Je ne reprends pas Spirou", précise Emile Bravo. "Je fais l’avant-Spirou. C’est un peu différent. J’explique l’humanité de ce personnage qui était apparu un peu brutalement dans les premiers albums."
Pour les besoins de sa fresque, Émile Bravo s’est inspiré en particulier de Mr. Klein, célèbre film de Joseph Losey où Alain Delon incarne un marchand d’art qui après avoir été confondu avec un homonyme juif va progressivement accepter cette supposée judéité. "Enfant, j’avais vu ce film. Il m’avait vraiment marqué. On se disait que Juif ou pas Juif, tout le monde pouvait être embarqué. Il y avait quelque chose de terrifiant."
Comme dans Mr Klein, Spirou monte à bord d’un train à destination d’Auschwitz. Mais le groom va parvenir à s'en échapper. "On ne peut pas l’envoyer à Auschwitz, sinon ce ne serait plus Spirou! Il doit rester naïf et continuer à croire en l’humanité. Il serait revenu différent ou il y serait mort: comme c'est un gamin, il aurait été directement gazé." Dans ce train, Spirou croise un Hollandais, qui lui permet de comprendre l'ampleur de la situation.
"L’idée de se sauver ne vient pas à Spirou", insiste le dessinateur. "Ce sont les autres qui lui inspirent cette idée. Il écoute ceux qui l’entourent. Heureusement, on croise dans notre vie des gens lucides qui nous éveillent. Ça ne pouvait pas venir de Spirou, car c'est un jugement d’adulte, de gens un peu éclairés. Spirou est tellement ingénu. Il n’a pas de préjugé raciste. On découvre le monde à travers lui. Il nous renvoie à nous-même et nous permet de nous demander ce que nous aurions fait pendant la Seconde Guerre mondiale."
En échappant au train pour Auschwitz, Spirou sauve deux enfants. L’instant est héroïque, suivi par un moment de doute, où l’on croit l'un des deux enfants morts. "C’est toujours pour coller au réalisme", précise Émile Bravo, qui voulait aussi aller avec cette scène à l'encontre des clichés du genre. "Plonger d’un train en route dans une rivière, c’est assez courant en BD. Ce qui me faisait rire, c’est qu’une rivière, ce n’est pas forcément très profond. La scène est dramatique, mais il y a aussi de l’humour."
Les cercles de l’enfer
Chaque tome de Spirou - L’Espoir Malgré tout débute et se termine avec une scène de train, comme une métaphore des différents cercles de l’enfer que doivent traverser Spirou et le lecteur pour survivre. "Chaque fin est un départ vers l’Est, accompagné d'un dilemme: vaut-il mieux mourir maintenant ou plus tard?"
Extrêmement dure, cette question est intégrée avec subtilité au récit. Symbolisée par un théâtre de marionnettes tenu par Spirou et un peintre juif qui par son art va raconter ce qu’il ressent, l'horreur reste hors-champ pour avoir sur le jeune lecteur un impact encore plus fort. "J’espère que ça éveillera chez le lecteur l’envie de se documenter pour découvrir ce qui se passe par la suite."
Émile Bravo suit en cela les préscriptions de Claude Lanzmann, le réalisateur de Shoah, pour qui il était impensable de montrer l’holocauste. "Les premières images de camps m’ont tellement traumatisé", se souvient le dessinateur. "C’est immontrable. Surtout en BD. Avec Spirou, on reste dans l’univers des enfants."
Le quatrième et dernier album, prévu pour avril, va confronter Spirou à l’horreur de la Solution Finale, avant de se conclure avec "une révélation choquante" sur un des personnages de sa fresque. Il n'y aura pas forcément de happy end, prévient Émile Bravo: "Il faut créer un petit choc pour les gens qui ne connaissent pas."