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Publié le 25 Juin 2021

France - Dans "Dibbouks", Irène Kaufer explore les chemins de l’intelligible

L’écrivaine se raconte avec humour et virtuosité dans un conte yiddish aux accents belges sur l’identité et la transmission.

Publié le 25 juin dans Le Monde

« Dibbouks », d’Irène Kaufer, L’Antilope, 224 p., 18 €, numérique 14 €.

« Plutôt Georges Feydeau que Primo Levi. » Fille de survivants de la Shoah, l’écrivaine belge Irène Kaufer a pris le parti de la comédie, fût-elle noire, pour se raconter. Dans Dibbouks, son deuxième roman, elle met en scène une retraitée bruxelloise, son double littéraire, qui, plusieurs années après la mort de ses parents, reste hantée par leur destin. Tous deux ont perdu leurs conjoints dans les ghettos polonais avant de refaire leur vie ensemble après la guerre, à Cracovie d’abord, puis en Belgique, via Israël.

La narratrice est surtout perturbée par le fantôme de sa demi-sœur, Mariette, première-née de leur père, morte assassinée en 1942 dans les bras de sa mère, quelques semaines après sa naissance. « J’ai souvent eu cette impression de ne pas m’appartenir tout à fait, sans comprendre d’où me venait cette sensation d’usurper non seulement une identité, mais une existence », confie-t-elle. Elle décide, sur les recommandations d’une drôle de « psycho-rabbine », de partir en quête de ce qui s’apparente à un dibbouk : autrement dit, selon la tradition populaire juive, l’âme d’un mort qui, n’ayant pas trouvé le repos, colonise le corps d’un vivant.

Mais, stupeur, elle apprend que ce dibbouk serait en fait un être de chair et de sang. Mariette aurait en effet survécu et se serait établie à Montréal. Mieux : elle aurait grandi auprès du même père que celui de la narratrice, ou en tout cas d’un homme qui lui ressemble trait pour trait. C’est donc au Québec que la retraitée va mener son enquête. Au lieu d’une sœur accueillante, elle y trouvera une femme revêche, peu encline à remuer un passé encombrant.

Sérieuses incongruités

Irène Kaufer mêle allègrement le réel et le fantastique, le rationnel et l’absurde, dans le récit de cette rencontre improbable, aux allures d’épopée à haut risque émotionnel. Il y a là de sérieuses incongruités. Comment expliquer que le père des deux femmes ait vécu au même moment en Belgique, avec la narratrice et sa mère, et au Canada, avec sa première fille – comme s’il y avait mené une existence parallèle, celle qu’il aurait eue s’il avait décidé, après-guerre, de s’exiler en Amérique ? A moins que les rôles n’aient été inversés : et si, en fin de compte, c’était la narratrice qui n’existait pas vraiment ? Si elle était elle-même un fantôme, hantant à son tour sa demi-sœur ?

Parvenant à maintenir le suspense jusqu’au bout, Irène Kaufer, d’un trait vif, brouille les pistes à loisir, explore tous les chemins de l’intelligible et de la fiction, jusqu’au vertige.

Elle se révèle virtuose à fouiller les identités multiples de chacun des personnages, au gré de leurs changements de noms : Shlomo, le père, devenu Sam puis Stefan, Mariette, enregistrée sous celui de Zofja sur le site de Yad Vashem, ou encore Ernestyna, la mère, qui aurait survécu à la guerre sous celui de Maria. Cette même mère dont, avec un art affirmé du parallélisme, Irène Kaufer imagine l’existence qu’elle aurait pu avoir en France, si la famille antisémite de son fiancé de l’époque ne l’avait pas rejetée.

L’humour appuyé de la romancière et son inventivité débridée permettent à son récit de s’affranchir du témoignage autobiographique pour composer une histoire tragicomique dans la lignée des romans de Philip Roth ou de Shalom Auslander, avec leur irrévérence envers la religion et le poids de la mémoire des morts. Conte yiddish aux accents belges, Dibbouks fait de la transmission des traumatismes des parents à leurs enfants une fatalité sinon contournable, du moins nettement plus supportable.