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Publié le 1 juin dans L'Obs
« Cyberhaine. Propagande et antisémitisme sur Internet » est le titre du dernier livre de l’historien Marc Knobel, membre du conseil scientifique de la Délégation interministérielle de lutte contre le racisme et l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH). Bien que l’historicité du sujet ne soit pas la même, il est intéressant de nommer ici les deux livres récents de la célèbre romancière indienne, Arundhati Roy, « Azadi » et « Mon cœur séditieux », qui sont l’un et l’autre des livres extrêmement engagés pour dénoncer entre autres choses, les crimes et la haine d’État qui sévit en Inde, encouragée par Narendra Modi, le Premier ministre, en particulier à l’égard des populations non-hindoues, donc les chrétiens mais naturellement aussi les dalits, les Intouchables.
La différence entre les deux formes de haines ? Là où les premières, celles qu’analyse Marc Knobel dans ce livre qui prolonge et apporte surtout de nouveaux éléments à son combat et à son enseignement, sont des haines personnelles, individuelles, émanant de groupuscules fort bien aguerris dans les mécanismes juridiques de la haine et peuvent être beaucoup plus sinueuses, les secondes formes sont, elles, constitutives d’un fascisme étatique et d’une incitation gouvernementale à la discrimination, même si là encore, cette incitation prend plusieurs formes. En France, selon la juridiction en vigueur, quiconque peut détester, voire haïr qui il veut, si cela ne se transforme pas en acte. « Ce que la justice peut poursuivre, c’est l’incitation à la haine », explique dans le livre de Marc Knobel, la juriste Gwénaëlle Calvès, professeure à l’université de Cergy-Pontoise (p. 15). Une discrimination qui vient de tout en haut de l’État, est beaucoup plus difficile à combattre que celle émanant d’individus ou groupuscules.
Un livre effrayant et anxiogène
Marc Knobel est, avec Pierre-André Taguieff, sans aucun doute, l’un des meilleurs connaisseurs de la question du racisme et de l’antisémitisme sur Internet et de ce que l’on peut nommer la cybernétique. Knobel connaît les ressorts de ces réseaux aussi bien en France, en Europe, qu’aux Etats-Unis, mais il a travaillé aussi sur la persécution des chrétiens d’Orient et d’autres minorités comme les Kurdes, les Yézidis, en particulier. Il est devenu dangereux de parler de la folie de ceux qui fomentent la haine sur tous les modes, la haine qui est porteuse de négationnisme, de révisionnisme, on peut ajouter de complotisme, vecteurs de haine, de démences, qui n’ont pas de frontière. Il est certain qu’il faudra écrire un jour une Histoire de la haine à travers tous les temps, toutes les civilisations. On peut reprendre ici le mot d’Elie Wiesel, à propos de la Shoah, « toutes les victimes n’étaient pas juives, mais tous les juifs étaient des victimes. »
Ce que montre et démontre depuis trente ans ou plus Marc Knobel, c’est que les pourfendeurs de la mémoire, de la responsabilité pour l’autre, de l’éthique, grands gagnants du complotisme, du négationnisme, s’en sont pris avant beaucoup d’autres victimes, aux juifs, boucs émissaires universels.
Ce qu’apporte le travail de bénédictin de M. Knobel fait peur, mais il nous éclaire, il est anxiogène au possible, mais il débouche peut-être sur une vigilance et au-dessus de tout, une éthique vis-à-vis de l’apatride, de l’étranger, de l’exilé politique. Ce livre nous rappelle que tout peut véhiculer la haine, le rock bien sûr mais le football aussi. On connaît l’histoire de ce groupe américain Megadeth dans les années 1980, rendu tragiquement célèbre quand Andy Merrit, « un jeune fan de quinze ans, de Houston, tue sa mère pendant qu’il écoutait la chanson Go to Hell (Va en Enfer) » (p.42). En 1988, rappelle encore Marc Knobel, plusieurs jeux vidéo circulaient notamment en Autriche et en Allemagne, où des élèves s’amusaient à devenir Hitler : « Et pour cela, une seule règle suffisait : il fallait gazer le maximum de juifs ou de Turcs, en gérant au mieux son camp d’extermination » (44).
Haine obsessionnelle
L’historien cherche à comprendre les ressorts du mécanisme de ces antisémitismes. Pour ce faire, il cherche à analyser si ces sites sont tous de tendance islamo-gauchistes ou si au contraire, ils se partagent ? En poursuivant l’analyse de Marc Knobel, on pourrait aussi s’intéresser à comprendre combien de ces sites sont de tendance islamo-gauchiste et combien ne le sont pas. Autrement dit, si le dénominateur commun le plus courant est la haine pure et simple des juifs, des personnes dites LGBT, mais également des musulmans, ou si le dénominateur commun est seulement le juif, l’homosexuel, le franc-maçon, comme sous le IIIe Reich ? Dans le premier cas, la haine est le moteur premier et unique, dans le second, c’est l’Autre, c’est l’étranger, qui devient plus largement la cible des fanatiques de la haine. En posant la question, nous voudrions tenter d’isoler l’islamo-gauchisme de ce qui n’en relève pas à l’intérieur du champ tentaculaire de la cyberhaine, dont les chefs de files en France ont été et sont encore Faurisson ou ses adeptes Alain Soral, Dieudonné, Boris Le Lay pour ne citer qu’eux, auxquels M. Knobel consacre plusieurs chapitres très éclairants. On y surprend certains slogans de groupuscules pourtant négationnistes, où on peut lire : « Et moi, je rêve d’une vraie Shoah dans tout le continent européen (…) » (192).
Au chapitre VII, par exemple, si Emmanuel Macron est bien accusé « d’être le serviteur de la finance juive », selon le site Démocratie participative, M. Knobel résume ainsi l’une des accusations les plus fréquentes faites aux juifs : « de vouloir islamiser la France et de favoriser l’immigration. » Les auteurs de ce site sont fréquemment jugés pour « injures à caractères raciste, homophobe ou antisémite » (188).
La haine est un invariant de l’humanité depuis la nuit des temps, comme l’on dit, mais il est incontestable que si le juif, le sioniste tout autant que celui qui est taxé de « serviteur de la finance juive », sont les ferments de la haine obsessionnelle de tant d’individus, obsession qui ronge jusqu’à la démence, la psychose, comme on est rongé par un cancer, sous les mêmes cieux et plus généralement sous d’autres cieux, c’est le musulman, l’Arabe qui est devenu l’homme, la femme à abattre, qu’il soit de la minorité des Ouïghours en Chine, des Yézidis, cibles des djihadistes en Irak, des Rohingyas au Myanmar (Birmanie), ou leurs frères kurdes. Pourtant, l’association Aide à Toute Détresse (AED) rapporte dans son dernier rapport de décembre 2019 que les chrétiens sont les croyants les plus persécutés au monde.
En 1979, durant la campagne des élections européennes, Simone Veil, prise violemment à partie par des militants du Front national, répondit à leurs insultes : « Vous ne me faites pas peur. J’ai survécu à pire que vous. Vous n’êtes que des SS au petit pied ! »
Le devoir de mémoire en ligne de mire
En fin de compte, les pourvoyeurs de la cyberhaine, dont il est question dans le livre de Marc Knobel, derrière les juifs, derrière Israël, s’en prennent aussi à la France, à la démocratie occidentale, au devoir de mémoire qui existe dans nos sociétés. Marc Knobel, cite un article de Gaston Kelman à propos de Dieudonné, qui rappelle les mots de Frantz Fanon : « Quand vous entendez dire du mal des juifs, tendez l’oreille, on parle de vous » (132).
Dans sa pénultième page, Marc Knobel cherche à comprendre pourquoi l’islamisme radical semble irréductible à l’antisémitisme ? Il cite pour ce faire une constatation de Pierre-André Taguieff, selon qui, « dans l’histoire des forces de judéophobie, le phénomène majeur, après l’épisode nazi, “aura été l’islamisation du discours antijuif […]. Elle consiste à ériger, explicitement ou non, le djihad contre les juifs en sixième obligation religieuse que doit respecter tout musulman”. » Et pourtant parmi les journalistes assassinés de « Charlie Hebdo », peu l’étaient, juifs, et Samuel Paty, ne l’était pas.
Après tant de livres sur la haine, le racisme, l’antisémitisme radical, Marc Knobel se consacrera-t-il une fois à ceux qui pourfendent cette maladie incurable que sont la haine, la volonté de destruction de l’autre ? N’est-ce pas aussi leur donner une importance surdimensionnée que de leur consacrer la plus grande partie de sa vie, de son travail ? Il le sait mais il est investi – comme Taguieff l’est – du devoir de combattre sur tous les fronts les fanatiques de la haine de l’autre, qui ont fait de cette haine une religion du blasphème et de la honte d’être homme.
Cyberhaine. Propagande et antisémitisme sur Internet, par Marc Knobel, éd. Hermann, 238 p., 24 euros.