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Publié le 27 mai dans Le Figaro
Les descendants d’Armand Dorville, avocat juif dont la collection d’art avait été vendue sous l’Occupation, attendaient la décision du premier ministre avec une impatience croissante. Après trois ans de constitutions de dossiers, de réclamations et d’espoir, ils viennent d’obtenir une victoire. Suivant les recommandations de la Commission d’indemnisation des victimes de spoliation juives (CIVS) et la position de la ministre de la Culture, «le premier ministre a décidé de rendre douze œuvres de la collection Dorville, acquise par l’État en 1942», annonce l’entourage de Jean Castex au Figaro. Mettant en avant la sensibilité du premier ministre à l’histoire de France, y compris dans son versant le plus sombre, son entourage enfonce le clou : «Ce geste est une obligation morale claire.»
Les douze œuvres (dont un bronze, un Forain et cinq dessins de Constantin Guys), actuellement au Louvre, au musée d’Orsay et au château de Compiègne, vont être «déclassifiées», afin de pouvoir être «sorties» des collections nationales. «Un projet de loi va être présenté en ce sens au Parlement, dans les mois qui viennent», poursuit l’entourage de Jean Castex. Le texte concernera également Rosiers sous les arbres (1905), tableau de Klimt acquis par le Musée Orsay en 1980, mais reconnu depuis comme spolié et que Roselyne Bachelot s’est engagée à restituer à une famille autrichienne. Si le Parlement devrait donner son aval pour ces treize œuvres, il n’est pas sûr que les descendants Dorville puissent retrouver leurs biens avant la fin de la mandature d’Emmanuel Macron - le temps parlementaire n’est pas toujours aussi rapide que le temps politique.
Une époque délétère
Dans la grande «saga» des restitutions, l’affaire Dorville, complexe dans le détail, marque une étape. Pendant des années, les experts du ministère de la Culture ont traîné des pieds, craignant d’ouvrir une boîte de Pandore et d’aboutir à «vider» les musées nationaux. Il faut donc voir dans cette décision une volonté politique, celle d’affronter les conséquences d’une période noire, et d’adopter une attitude «ouverte» sur la question des réparations.
Avocat et grand collectionneur, Armand Dorville décède en juillet 1941. L’époque est délétère pour les juifs, et tandis que son frère s’engage dans les FFL et que ses deux sœurs se cachent, la succession de Dorville va être vendue. Tour à tour, ses meubles (mai 1942), ses 450 œuvres (juin 1942), puis ses livres (juillet 1942), et enfin ses autographes (novembre 1942) sont dispersés. Formellement, on ne sait pas qui a donné l’ordre de vendre, même si on devine que le chaos de ces années ne plaide pas en faveur d’une décision sereine et collective de la famille.
Pour les œuvres - des Vuillard, Bonnard, Caillebotte, Pissarro, Vallotton, un Fantin-Latour… -, une grande vente aux enchères est organisée à l’hôtel Savoy, à Nice. Sous l’égide d’un administrateur provisoire nommé par le gouvernement de Vichy, elle s’avère un grand succès, et rapporte 8 millions de francs. Dans la foule des acheteurs se trouve René Huyghe, alors directeur des musées nationaux, qui acquiert douze œuvres pour le compte du Louvre. Il n’est pas le seul, et, soixante-dix-neuf ans après, nombre de musées possèdent des reliquats de la collection Dorville : outre le Louvre, Orsay, le Château de Compiègne, les musées de Nice et de Dijon, la Bibliothèque royale de Belgique, le Metropolitan de New York ou la National Gallery de Washington exposent également des Dorville. S’ajoutent les œuvres qui sont entre des mains privées.
En 1942, les héritiers ne touchent évidemment pas le produit des enchères niçoises. Une des sœurs, ses enfants et ses petites-filles sont par la suite déportées, puis assassinées. La famille, ou ce qu’il en reste, devra attendre 1947 pour toucher le prix de la vente, minorée par la dévaluation du franc. Assez curieusement, la CIVS, suivie en ce sens par le premier ministre, a estimé que la vente de l’hôtel Savoy n’était pas spoliatrice puisqu’elle a été organisée «sans contrainte, ni violence». Mais qu’est-ce qu’une vente forcée, si ce n’est une vente organisée par Vichy, alors que tous les ayants droit sont traqués, interdits eux-mêmes de salles de vente et sous le coup des lois antijuives? Afin de permettre de rendre les dessins et le bronze, les experts et Matignon ont tout de même admis que la famille avait été spoliée, car elle avait dû attendre la fin des hostilités pour toucher son dû.
Tergiversations de la France
Après-guerre, en tout cas, cette dernière tente de reprendre le cours de sa vie, allant jusqu’à «oublier» la collection. C’est Emmanuelle Polack, une historienne de l’art, qui la remettra en lumière, soixante-huit ans plus tard, lors de ses recherches autour du fonds Gurlitt, l’un des acheteurs de Hitler. Tandis qu’Emmanuelle Polack essaie de remonter le fil des 450 œuvres de Dorville disséminées dans le monde entier, le cabinet de généalogie ADD s’est fait fort de retrouver les descendants de l’avocat. Ces derniers sont tombés des nues. «Ma mère admirait son oncle et nous en parlait souvent. Mais cette histoire-là, sans doute trop douloureuse et considérée comme sans issue, était tue», nous avait raconté Francine Kahn, petite-nièce d’Armand, en 2019.
Représentée par Me Corinne Hershkovitch, avocate spécialisée, la famille n’a eu de cesse, depuis, de demander la «nullité des ventes des biens d’Armand Dorville, organisées après le 16 juin 1940», sur la base de l’ordonnance de 1945. Tandis que la France tergiversait, l’Allemagne, très en pointe sur les réparations, a fait un premier pas, en janvier 2020, en restituant trois dessins de la collection, retrouvés dans la collection Gurlitt. Dans la foulée, trois autres œuvres, détenues par des collectionneurs privés, ont aussi été restituées, via les maisons de vente Christie’s et Wetterwald & Rannou-Cassegrain.
Nul doute que la décision du premier ministre sera très bien accueillie par les descendants - même si ces derniers pourraient ne pas s’interdire d’aller devant les tribunaux pour faire définitivement casser la vente de 1942, et tenter de faire sauter les derniers verrous, notamment à l’étranger.
Quant au Louvre ou Orsay, ils ont déjà pris position en faveur de ces restitutions, et attendaient l’avis du premier ministre pour les organiser. Dans les deux grands musées, une nouvelle génération de conservateurs, sensibilisés aux questions de provenance, n’a plus d’états d’âme sur les spoliations et souhaite avancer. Le Louvre a d’ailleurs lancé des recherches sur l’ensemble de ses acquisitions faites en 1933 et 1945, avec l’idée de se pencher sur des éventuels biens mal acquis. «Le musée a une responsabilité particulière et finit toujours par avoir valeur d’exemple», estimait, en mars dernier, son président-directeur, Jean-Luc Martinez. L’arrivée de Laurence des Cars à la tête du musée ne devrait rien changer à cette politique : c’est elle qui, la première, a accepté de «déclasser» le grand tableau de Klimt, pourtant le seul qu’Orsay possédait, au nom du devoir et de la justice.