Jean-Pierre Allali
L'orphelin du Bosphore : une enfance juive à Istanbul (1911-1929), Nissim M. Benezra (*)
Sous la direction de François Azar, les Éditions Lior nous proposent, depuis plusieurs années des ouvrages témoignant de la vie du monde judéo-espagnol. C’est ainsi qu’ont été publiés, entre autres, Le perroquet juif et autres contes judéo-espagnols (1), Amours et sortilèges et autres contes judéo-espagnols (2), Victor Eskenazi, un gentleman ottoman (3) ou encore Objets Portraits. Conversations avec de jeunes Juifs de Turquie (4).
En 2019, la production a été riche avec, notamment, la publication des souvenirs de Nissim Mordekhaï Benezra. Dans cette autobiographie, on découvre que l’auteur, né le 20 mars 1911 à Pacha-Bagtché (Le verger du Pacha), un faubourg d’Istanbul essentiellement habité par des Grecs et des Arméniens, sur la rive asiatique du Bosphore, est le fils d’Isaac Benezra, un employé dans une verrerie créée par un Juif salonicien. La communauté juive ne compte alors qu’une douzaine de familles mais dispose d’une petite synagogue.
C’est l’époque de la Grande Guerre. En 1914, Enver Pacha, ministre de la Guerre, germanophile convaincu, entraîne la Turquie aux côté de l’Allemagne. Isaac Benezra est mobilisé. Il se retrouve sur le front des Dardanelles. C’est là qu’il va être fauché. Il sera enterré dans l’ossuaire des Dardanelles.
La mère, Victoria, se retrouve veuve très jeune avec trois enfants en bas-âge : l’aîné Moïse, Nissim, 5 ans , un petit frère et leur sœur Rica.
La vie qui n’était déjà pas facile jusqu’ici devient véritablement terrible. On ne mange pas à sa faim et Victoria décide d’aller vivre avec ses enfants dans la baraque occupée par sa mère, Ravouna, à Kuzkundjuk, près de Scutari. Nissim est alors inscrit au Talmud-Torah de la ville sous l’autorité du haham Alcolumbre, personnage haut en couleurs, ministre-officiant, magister, abatteur de volaille, circonciseur et mercier à ses heures. Plus tard, il rejoindra l’école mixte et, par la suite, l’école de garçons. Quant à Victoria, elle se fait jardinière d’enfants, porteuse de pain, marchande de bonbons, de chocolat, de pépins de courge et de pois chiches grillés et même femme de ménage. Le manque de nourriture, un hiver rigoureux, une bronchite qui vire à la pneumonie et Victoria rend l’âme à son tour. Nissim, désormais, est devenu l’orphelin du Bosphore. Les enfants sont répartis dans la famille et, pour Nissim, c’est le début de la galère. Il se retrouve chez sa tante Sara puis dans un orphelinat à Ortakeuy
Le récit de Nissim Benezra permet, au fil des pages, de découvrir les différentes communautés qui vivent alors en Turquie et leurs mœurs : Turcs, Grecs, Arméniens et Juifs, bien sûr. On découvre les façons de célébrer les fêtes, les associations de jeunes comme les sionistes du Maccabi, les choeurs d’enfants juifs et aussi les Deunmehs, des Juifs qui embrassèrent l’islam au XVII ème siècle dans le sillage de Sabbetaï Tsevi tout en conservant certaines pratiques juives. On apprend ainsi que Moustapha Kemal, dans le cadre d’un échange de populations, avait rappelé à Istanbul les Deunmehs de Salonique.
Devenu « Petit-Père », Nissim prend des responsabilités au sein de l’orphelinat tout en assurant de petits boulots, notamment de cordonnerie. Plus tard, il sera ouvrier imprimeur.
Nissim Benezra, à dix-huit ans, finira par quitter la Turquie pour rejoindre la France et entamer une nouvelle vie.
Un témoignage bouleversant.
Jean-Pierre Allali
(*) Lior Éditions. Juin 2019. Préface de François Azar. 352 pages. 20 €.
(1) Juillet 2014. Peintures d’Aude Samama. Voir notre recension dans la Newsletter du CRIF du 01-10-2014.
(2) Mai 2016. Illustrations de Pedros Bouloubasis. Voir notre recension dans la Newsletter du CRIF du 28-06-2016.
(3) Juin 2016. Autobiographie. Voir notre recension dans la Newsletter du CRIF du 29-09- 2017
(4) Février 2019. Textes de Rita Ender. Peintures de Reysi Kamhi. Voir notre recension dans la Newsletter du CRIF du 20-02-2019.