Question : Qui est Dov Hervé Maimon?
Réponse : Je suis né en 1961 à Paris dans une famille juive orthodoxe d'origine tunisienne. A 18 ans, j'ai choisi de lier mon destin avec celui de l'Etat d'Israël, tout en gardant un lien très fort avec la culture française et le projet d'humanisme porté par la Tora. Pour faire vite, je dirais que j'ai eu la chance de m'associer successivement à plusieurs projets israéliens : encore jeune ingénieur diplômé du Technion de Haïfa en génie rural, eaux et forêts, j'ai pu travailler à la modernisation agricole des pays en voie de développement et diriger l'équipe technique du Plan directeur de l'Eau de l'Etat d'Israël. Je suis revenu en France pour étudier à l'INSEAD de Fontainebleau et diriger des filiales de la Compagnie Générale des Eaux sur l'international. De retour en Israël avec la première guerre du Golfe, j'ai dirigé le département stratégie de sociétés Hi-Tech israéliennes et j’ai fondé des filiales de start-up israéliennes à l'étranger. A la suite de l'assassinat du premier ministre Yitzhak Rabbin, j'ai consacré une part de plus en plus importante de mon temps au socioculturel et j'ai mis en place des centres d'étude et de dialogue entre religieux et laïcs dans le cadre de Yesodot – Center for the Study of Tora and Democracy, une organisation de formation d'enseignants active aujourd'hui dans plus de 50 écoles religieuses d'Israël. Ce relatif retrait professionnel m'a permis de compléter ma formation talmudique au séminaire rabbinique académique Beit Morasha de Jérusalem où j'ai été à la fois élève et maître de conférence. Je suis d’ailleurs lié à plusieurs programmes de formation à la tolérance religieuse et au développement humain des populations arabes israéliennes. Mon travail d'étude de l'Islam m'a conduit à présenter un Diplôme d’Etudes Approfondies puis un doctorat en Sorbonne sur le dialogue intellectuel et mystique entre juifs et musulmans en Egypte médiévale sous la direction du Professeur Paul Fenton de Paris IV. Ce travail scientifique, qui a bénéficié d'une dizaine d'années de travail de terrain avec des responsables religieux juifs et musulmans, a été choisi le 12 décembre 2005 comme étant la meilleure thèse des dix-sept universités franciliennes et des cinq grandes écoles parisiennes et a été récompensé par le prix de la chancellerie des universités.
Aujourd'hui, je suis chercheur au JPPPI (l’Institut de planification d'une politique pour le peuple juif) à Jérusalem, où sous la direction du Professeur Emmanuel Sivan, nous cherchons à penser les modalités d'une stratégie coordonnée au niveau mondial des communautés juives face à l'islam. Nous espérons que nos analyses et nos recommandations permettront aux communautés juives de mieux se préparer aux dangers de l'islam fondamentaliste et surtout de mieux comprendre et de mesurer la crise de transition de l'immense majorité silencieuse pour laquelle le ressentiment envers Israël et les juifs n'a rien d'une fatalité inéluctable. Pour ce qui est de la France, il existe un nombre non négligeable d'intellectuels musulmans qui sont prêts à participer à des groupes de réflexion avec notamment des intellectuels juifs pour penser l'amélioration des relations entre juifs et musulmans et lutter contre toutes les formes de ressentiment. Je reviens d'une mission avec une partenaire jordanienne en France et les réactions à nos différentes propositions ont été très positives. L'expérience israélienne d'intégration d'une certaine dimension religieuse dans un cadre démocratique stricte n'est pas non plus sans intéresser les leaders musulmans occidentaux. Les rapports des premières délégations de responsables musulmans américains, hollandais et britanniques qui ont visité Israël et rencontré les ambassadeurs et autres diplomates, députés et israéliens arabes, intégrés au cœur des institutions israéliennes, qui ont pu leur décrire leur expérience et leur présenter un aspect de la réalité israélienne semble extrêmement positive. Dans le cadre du JPPPI, j'ai supervisé comme vous le savez l'édition française de notre rapport annuel. J'enseigne par ailleurs à l'ENA israélien les modalités du changement social dans les sociétés traditionnelles religieuses.
Question : Qu’est ce que l’Institut de planification d'une politique pour le peuple juif (JPPPI), et quelle est sa mission scientifique ?
Réponse : Le JPPPI, créé en 2003, vient répondre à un besoin tangible des communautés juives de par le monde : nous nous trouvons aujourd'hui devant des défis et des mutations sans précédent qui bouleversent la réalité juive. Les choses évoluent extrêmement vite et les solutions traditionnelles qui ont fait leurs preuves par le passé ne sont plus nécessairement pertinentes pour la réalité d'aujourd'hui et de demain.
Le JPPPI, think-thank indépendant a pour mission de contribuer à la continuité et la prospérité du peuple juif et de sa culture, est le seul institut juif de prospective dont la perspective est mondiale et internationale. Présidé par l'Ambassadeur américain M. Dennis Ross, l'Assemblée des Directeurs et, à sa suite, le Conseil scientifique assurent l'autonomie et l'intégrité scientifique de l'Institut. Financés d'une part par l'Agence juive et d'autre part par les grandes organisations juives internationales, nous essayons d'offrir nos analyses et nos recommandations aux différentes communautés juives à travers le monde. Chaque année, lors de la sortie de notre rapport annuel, le gouvernement israélien consacre une séance plénière du cabinet ministériel à nos recommandations. Certaines de nos recommandations se sont traduites par des plans d'actions opérationnels. Dans son sillon, la Knesset et les grandes organisations juives et pro-israéliennes américaines (UJA, AJC, Conférence des Présidents, AIPAC) consacrent des séances de réflexion autour de nos analyses et recommandations. Cette année, la Fédération de New York a établi la plus grande partie de son budget en fonction des priorités proposées par notre institut. Nous essayons d'être proches du terrain, d'établir un dialogue constructif avec les différentes communautés en leur faisant partager notre expérience internationale mais en écoutant leurs besoins spécifiques et en tenant compte des conditions environnementales qui elles différent bien entendu d'un lieu à l'autre. Nos rapports sont publiés d'ordinaire en anglais et en hébreu, c'est la première fais que nous publions un rapport en français. C'est dans cet esprit que nous avons décidé de publier une édition spéciale en français pour la troisième communauté juive du monde après Israël et les Etats-Unis.
Question : Le JPPPI publie un rapport annuel (2005-2006). Conçu prioritairement pour le lecteur français, ce rapport est divisé en trois parties. Que trouve-t-on dans ce rapport ?
Réponse : Conçu prioritairement pour le lecteur français, ce rapport comprend un éventail et une synthèse des chapitres clés publiés dans le rapport original en anglais de 672 pages :
- La section préliminaire, intitulée « Perspectives », présente deux « scénarios » pour le futur du peuple juif. L'un, prometteur, porteur d’espoir, de créativité et d’ouverture vers l’avenir ; l'autre, pessimiste, catastrophiste, dépourvu d'avenir ;
- La première partie, intitulée « Analyse générale », résume les influences principales, tant intérieures qu'extérieures, qui sont à l'œuvre au sein du monde juif dans sa globalité ;
- La seconde partie propose – communauté par communauté–un examen des événements récents ; elle traite aussi plus particulièrement du judaïsme européen, en accordant une place de choix à la réalité du judaïsme français ;
-Enfin, la troisième partie, « Façonner l’avenir », reprend les analyses mais, cette fois, les considère du point de vue de leurs éventuelles retombées politiques, ce qui rend possible l'élaboration d'un véritable ordre du jour du peuple juif et l'articulation de dix-huit recommandations concrètes.
Question : La situation des communautés juives (en 2005-2006) est largement traitée dans ce rapport et les contributeurs parlent notamment de la communauté juive française. Vous écrivez la chose suivante : « il est possible de voir en la communauté juive française une sorte de collectivité archétypique du judaïsme dans son ensemble. De lourdes contradictions balaient cette communauté – contradictions que les dernières vagues de violences antisémites n'ont fait qu'exacerber. Des volontés contraires s'affrontent. » Que voulez-vous dire ?
Réponse : Certes, la situation française est bien entendue unique et ne ressemble à aucune autre : la laïcité (voire le laïcisme militant), le centralisme républicain, la dominance séfarade du judaïsme français (d'où découlent notamment une proximité avec le traditionalisme religieux, une solidarité ardente et une proximité affective avec Israël) sont des spécificités françaises. Le rapport de la France à ses immigrés, anciens colonisés, ne ressemble pas à celui de l'Allemagne. Toutefois, à elle seule, la France illustre une grande partie des dilemmes dont fait état le rapport. En effet, s'il se trouve une communauté entre renaissance et déclin, c'est bien la communauté juive française. D'une part, l'assimilationnisme y est une sorte de norme, les mariages mixtes sont fort courants tandis que le communautarisme ne concerne qu'une frange minoritaire. L'ignorance pure et simple en matière de judaïsme est répandue, le désintérêt affiché vis-à-vis d'Israël, voire des formes plus ou moins morbides d'antisionisme juif, sont tout aussi notables, nous semble-t-il.
Certaines des problématiques que les différentes communautés affrontent à travers le monde prennent en France une tournure toute particulière. Lieu de résidence à la fois de la plus grande communauté juive et de la plus grande communauté musulmane d'Europe, la France fait figure de laboratoire de la coexistence pour de très nombreuses autres communautés. Suite notamment au flux migratoire massif d'origine maghrébine et africaine, la France est par ailleurs traversée par une grave crise identitaire – qui touche avec plus ou moins d'acuité les autres communautés européennes – laquelle pourrait avoir des répercussions déterminantes sur l'avenir des juifs de l'ensemble de cette région. En France plus qu'ailleurs, des questions cruciales demeurent irrésolues, lorsqu'elles ne tournent pas au débat stérile : que représente l'État hébreu pour un juif français ? Comment vivre le judaïsme tout en adhérant, et donc en s'insérant, au cadre et à l'idéal républicain ? Pourquoi rester juif ? Comment concilier laïcité ambiante et croyances religieuses ? Comment éviter que les enfants de ménages mixtes, laissés pour compte des structures éducatives juives traditionnelles, soient acculés à rompre tout lien avec le judaïsme ? Comment intégrer des jeunes aux structures communautaires existantes sans menacer outre mesure l'establishment existant ? Sera-t-il possible de pacifier les relations avec la communauté arabo-musulmane, nourrie souvent de ressentiment envers les juifs et Israël ? Il est évident que l'avenir, ou au contraire, l'absence de perspectives futures du judaïsme français sont tributaires des réponses que l'on saura donner à ces questions.
Question : Concernant le conflit israélo-palestinien, les auteurs du rapport écrivent que « la recherche d'un arrangement, puis d'accords définitifs (entre Israël et les palestiniens), est donc un impératif. Après tant de souffrance et de guerres entre Israéliens et Palestiniens, il est évident que toute paix sera d'abord fragile, incertaine, avant de se consolider et d'offrir de nouvelles perspectives aux deux peuples. Ainsi, la paix ne sera pas synonyme d'affaiblissement du soutien de la Diaspora à Israël ; au contraire, seule une aide conséquente permettra à l'État hébreu d'entrer pleinement dans l'ère de la paix au Moyen-Orient. » Le JPPPI souhaite-t-il qu’un Etat palestinien souverain et viable se créé ?
Réponse : En termes d'identité, d'éthique, de culture, comme de sécurité physique et de stabilité économique, Israël doit consentir aux lourds sacrifices qu'exige ce conflit. Par ailleurs, ce dernier constitue un problème quotidien pour l'ensemble de la Diaspora. Dans une perspective générale, le conflit israélo-palestinien fait l'effet d'un véritable boulet pour le peuple juif. Pour pouvoir voir la renaissance souhaitée, le JPPPI souhaite voir se dessiner une solution stable au conflit ou en tout cas une stabilisation de la situation politique actuelle.
Il est évident que la question palestinienne doit être placée au centre de toute réflexion sur l'avenir de l'État hébreu. Par-delà, cette question a toutefois une incidence importante sur l'ensemble du peuple juif. La question palestinienne est intimement liée à l'avenir sécuritaire d'Israël ; elle détermine encore la perception que les juifs ont de la terre d'Israël et du fonctionnement de l'État ressuscité en 1948. Par ailleurs, la persistance du conflit israélo-palestinien alimente une nouvelle judéophobie, influe sur les relations entre Israël et la Diaspora, d'une part, et de l'autre, entre les diverses communautés de l'exil. Enfin, ce conflit tend à prendre des dimensions religieuses opposant islam et judaïsme.
Par delà la dimension purement humanitaire et morale qui consiste à éviter de faire souffrir tant que faire se peut tout être humain et à éviter de le priver de son droit à l'autodétermination politique (ces impératifs d'équité et de bonté sont dictés à la fois par la Tora que par l'impératif catégoriel kantien), dans une perspective utilitariste, il faut reconnaître qu'au niveau du peuple juif le coût de conflit est extrêmement lourd. L'image de marque du judaïsme est terni par cette sale guerre, il n'est aujourd'hui pas facile en Europe de s'affirmer comme juif de gauche, et de nombreux jeunes juifs tendent à se désengager de leur identité juive parce que celle-ci est associé à ce conflit. Le coût du conflit sur l'identité israélienne a été longuement exposé par l'écrivain israélien Amos Oz et tendre vers une résolution du conflit est un nœud critique de l'identité juive d'aujourd'hui.
Par conséquent, il s'agira d'innover en permettant aux juifs du monde entier de faire entendre leur voix dans la recherche d'une solution qui, en dernier ressort, dépendra bien sûr du gouvernement d'Israël lui-même. Les décisions israéliennes (sur ce sujet d'abord, mais, entre autres sur la question du statut définitif de Jérusalem) devront donc tenir compte de ce fait, notamment par la mise en place d'un processus consultatif approprié.
En ce qui concerne le positionnement politique de l'institut, je tiens à apporter quelques précisions d'importance. Certes, certains membres du thinktank ont des positions bien arrêtées sur le conflit, telle celle de l'Ambassadeur Dennis Ross qui a été l'envoyé spécial du Président Clinton au Moyen-Orient et fut un des architectes des accords de paix entre Israël et la Jordanie et des accords d'Oslo ou celle de l'ambassadeur Avi Gil, qui a été chef de cabinet du ministère des affaires étrangères du gouvernement de Shimon Peres et fut directeur du Centre Shimon Peres pour la Paix. En ce qui concerne le désengagement par exemple les opinions étaient partagées et à l'exception des positions radicales telle celle du messianisme de droite (le Grand Israël à tout prix) et celle du messianisme de gauche (l'Utopie de la paix à tout prix et tout de suite), toutes les propositions respectueuses de la pensée démocratique sont prises en compte.
Question : Dans ce rapport, les auteurs veulent positionner Israël comme État phare du peuple juif. Que faites-vous des Juifs de la diaspora, dont Israël est une référence importante, mais pas l’Etat dans lequel ils vivent ?
Réponse : Cette année, Israël s'est affirmé comme la plus grande communauté juive du monde. En 2015, sauf changement géopolitique majeur, il est probable que la majorité des juifs seront en Israël. La créativité culturelle, artistique et religieuse – dans le domaine du judaïsme proprement dit – de la communauté juive israélienne est quantitativement bien supérieure à celle de la diaspora. Les plus grandes yeshivot sont aujourd'hui en Israël. Le niveau académique des études juives, le nombre de publications, de livres d'intérêt juif publiés en Israël dépassent tout ce que nous avons connu par le passé. Le projet d'Ahad Haham est en train de se réaliser même si pour l'instant, Israël n'a pas encore été capable de produire des penseurs exceptionnels comme Levinas, Jacques Derrida, Vladimir Jankélévitch ou Raymond Aron pour ne citer que des penseurs français. Toutefois, les modèles culturels adéquats pour le présent ne sont plus ceux du débat vain de la hiérarchie/domination entre Babylone et Jérusalem mais ceux de l'inter-fécondation, du partage de savoir et de la complémentarité des réseaux horizontaux interconnectés. Si Israël est une source de Hard Power pour le peuple juif, la diaspora par sa présence éthique et sa proximité aux centres de décision mondiaux est une source essentielle de Soft Power.
Si réellement on pense la relation en terme de complémentarité, ce qui certainement possible et correspond réellement à la relation existante sur le terrain, il faut toutefois dénouer certaines dimensions de la relation qui semble parfois chargée de culpabilisation et de chantage affectif…. « Les différents gouvernements d'Israël ne peuvent plus faire comme s'ils ne comprenaient pas que leurs décisions politiques ont une influence directe sur la vie de la Diaspora. À l'inverse, il faudrait que chaque choix politique d'envergure soit systématiquement étudié, adopté ou repoussé, en fonction de la nature de ses retombées sur la Diaspora ».
Question : Quelles sont les autres conclusions générales auxquelles vous parvenez ?
Réponse : On notera d'autres changements conceptuels majeurs du sionisme qui sont liés à des phénomènes généraux qui sont liés aux changements technologiques et culturels mondiaux. Je citerai presque au hasard quatre remarques choisies dans le rapport parmi de nombreuses autres non moins pertinentes. Certains points de doctrines sionistes, comme par exemple l'inutilité de la Diaspora – elle-même perçue comme un simple « accident de l'Histoire » – doivent être révisés, voire désavoués, non pas parce qu'ils sont mauvais en soi, mais pour leur totale inadéquation avec le monde actuel ;
L'alya doit prendre de nouvelles formes et expressions – résidence partagée, voyages réguliers, etc. – pour s'affranchir de l'idée irréversible que l'on s'en fait traditionnellement ;
La condescendance à l'égard des Israéliens désireux de vivre hors d'Israël est tout simplement stupide et contre-productive ; elle devrait être remplacée par l'accueil et le soutien des communautés de la Diaspora. Les Israéliens établis à l'étranger pourraient même constituer une sorte de pont entre les diverses communautés de la Diaspora ;
Le partenariat entre Israël et la Diaspora mérite d'être repensé et renforcé, notamment sur des questions comme l'antisémitisme, la centralité spirituelle de Jérusalem, la culture juive ou le peuplement du Néguev. Je vous invite à compulser – et surtout à discuter entre amis – l'ensemble de cette radioscopie exceptionnelle, fruit du travail d'un groupe international de 25 intervenants qui cherchent à penser les voies qui pourraient permettre au peuple juif de continuer de s'affirmer comme une entité porteuse d'espoir et d'un projet conjuguant harmonieusement particularisme et universalisme.
Propos recueillis par Marc Knobel