Interview du maire de Thessalonique à l’occasion de l’hommage aux déportés judéo-espagnols à Paris

 
Propos recueillis par Michel Azaria, Vice-président de JEAA (Judéo-Espagnol A Auschwitz)
 
Yiannis Boutaris, maire de Thessalonique, était l’invité d’honneur de l’association Muestros Desaparesidos, à l’occasion de l ’hommage aux déportés judéo-espagnols à Paris, dimanche 6 novembre. Cérémonie à laquelle participaient de nombreuses personnalités et diplomates. M. Francis Kalifat, président du Crif était présent.
 
Michel Azaria : Monsieur le Maire, pourriez-vous nous dire pourquoi ce voyage à Paris est important pour vous ? 
 
Yiannis Boutaris : Ma visite à Paris a eu lieu à l'occasion de la présentation du livre "Mémorial de la déportation des Judéo-Espagnols de France", organisée par l'Association Muestros Desaparesidos. L'invitation à participer et à prendre la parole à cet événement a été un grand honneur pour moi et également pour la ville de Thessalonique. Non seulement parce que je représente Thessalonique, qui fût appelée jusqu’à la Seconde Guerre mondiale la «Jérusalem des Balkans» de par son importante et vivante communauté juive qui a été presque totalement anéantie dans la Shoah. Non seulement, parce que les Juifs de Thessalonique, dont la grande majorité sont d'origine espagnole et locuteurs du judéo-espagnol, avaient et ont encore des liens étroits avec Paris, mais également, parce qu'en tant qu'Autorité locale, nous avons fait un grand effort pour mettre en valeur la présence juive, l'histoire et l'héritage de Thessalonique, qui étaient mis de côté, voire cachés. Donc, cette invitation signifie que nos efforts se sont avérés fructueux, que nous avons réussi à réhabiliter l'histoire et la présence des Juifs de Thessalonique, que nous sommes finalement parvenus à rendre un hommage dû de longue date à nos concitoyens juifs disparus et que le monde le reconnaît.
 
Pouvez-vous expliquer brièvement la situation de cette population juive de Thessalonique à la veille de la Seconde Guerre mondiale qui allait être presque complètement anéanti ?
 
Il est intéressant de savoir que lorsque les Juifs d'Espagne furent chassés par Ferdinand et Isabelle, les Ottomans décidèrent de les accepter et de les installer dans ce qui à l’époque était la Thessalonique ottomane, à Istanbul et Izmir. En ce qui concerne Thessalonique, ce choix a été fait pour que la ville de Thessalonique ait un nouvel essor en tant que centre commercial et économique. Et de fait, les Juifs d'Espagne qui se sont installés à Thessalonique ont prospéré et avec eux, Thessalonique a prospéré. Au début du XXe siècle, 25% de la population de la ville était d'identité juive. Ainsi, quand la Shoah a eu lieu, Thessalonique, qui a perdu presque toute sa communauté juive, a perdu 25% de sa population. C'est pourquoi j'ai déclaré à maintes reprises que la Shoah a non seulement laissé ses stigmates sur le passé de Thessalonique mais aussi, et surtout, a volé l'avenir de Thessalonique.
 
Deux ans après votre élection, vous avez décidé de participer à la Marche de la Vie à Auschwitz-Birkenau (Pologne). Pourquoi et quelles étaient vos pensées ce jour-là ?
 
En effet, en 2013 pour la toute première fois la ville de Thessalonique  avec une importante délégation représentant toutes les personnes représentatives de la ville, a participé officiellement à la Marche de la Vie à Auschwitz- Birkenau, en Pologne. J'ai eu l'honneur d'allumer une des six torches en mémoire des six millions de Juifs disparus dans la Shoah.
 
À mon avis, c'était une dette symbolique que la ville aurait dû régler depuis longtemps. Selon moi, participer à la Marche des Vivants était quelque chose de nécessaire, puisque Thessalonique avait une des communautés juives les plus importantes et les plus dynamiques d'Europe, presque entièrement anéantie dans la Shoah.
 
Surtout, il faut resituer cela dans le contexte du silence imposé par rapport à cet événement historique. Thessalonique n'en parla jamais. La ville n’a jamais exprimé le regret de la Perte. Elle n’a jamais exprimé sa honte pour ce qui s'est passé pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce silence avait à voir avec le rôle que les autorités de la ville ont joué pendant l'occupation nazie, se précipitant pour détruire le cimetière juif. Cela concernait le rôle que beaucoup de citoyens de Thessalonique ont joué pendant cette même période, en collaborant avec les nazis et en expropriant des propriétés juives. J'imagine que c'était une sorte de honte collective et un manque de volonté d'en parler et d'exprimer des regrets pour la perte.
 
C’est ainsi que cette idée de la dette de la ville envers ses citoyens disparus nous a motivés à prendre l'initiative d'inclure Thessalonique dans le Réseau des villes martyres nationales – un concept que nos prédécesseurs ont nié - puis d'organiser une Marche Silencieuse annuelle pour la commémoration du premier train déportant les Juifs de Thessalonique vers les camps de concentration et d’extermination d'Auschwitz-Birkenau, pour honorer les derniers survivants de la Shoah et pour commencer à travailler à l’édification d’un Musée de l’Holocauste et d’un Centre éducatif.
 
Lors de votre cérémonie de réélection il y a deux ans, vous avez décidé de porter publiquement une étoile de David. Quel était votre objectif ? [C'était lors de la cérémonie d'inauguration du Conseil municipal à l’occasion du renouvellement du mandat municipal, en septembre 2014.]
 
Ce nouveau mandat a été marqué par le fait que, pour la première fois, des membres du parti d'extrême-droite de Golden Dawn (Aube Dorée) ont été élus au Conseil municipal de Thessalonique. C'étaient un message et un signal d’alarme pour rappeler que Golden Dawn et ses idées fascistes et racistes ne sont pas acceptés, même s’ils sont démocratiquement élus.
 
Certains observateurs ont noté un recul de l'antisémitisme à Thessalonique et en Grèce. Êtes-vous d'accord ?
 
Je suppose que nos efforts et notre discours ont contribué à changer l'atmosphère. Il est vrai que grâce à nos  efforts de nombreux touristes israéliens et juifs sont venus à Thessalonique, que dans les restaurants de Thessalonique on peut aujourd'hui trouver des menus Casher et que les visiteurs peuvent suivre les traces du passé juif qui étaient jusqu'à très récemment cachés et méconnues grâce aux guides touristiques que la ville de Thessalonique a fait imprimer. Mais en même temps, je lis dans les journaux que la Grèce est l'un des pays les plus antisémites, où l'antisémitisme et le racisme ne sont pas explicites, mais existent en arrière-plan, principalement par le biais des stéréotypes. Cependant, il n'y a pas d'incidents racistes violents en Grèce, contrairement à d'autres pays moins antisémites. En ce qui nous concerne, en tant qu'Autorité locale, nous continuerons à travailler pour une société ouverte et tolérante et il appartient aux Musée de l'Holocauste et au Centre éducatif de jouer également ce rôle.