Le Figaro : La photo poignante d’un enfant mort échoué sur la plage émeut toute l’Europe…
Pascal Bruckner : Cette photo terrible a un effet de cristallisation. Elle synthétise en une image tout ce que nous vivons depuis le début de la guerre civile syrienne. Elle marque le moment du réveil collectif. La guerre en Syrie a fait plus de 250 000 morts qui ont peu ému les opinions publiques. Cette photo, comme celle de la fillette vietnamienne qui courait toute nue sous un bombardement en 1972, montre tragiquement une réalité dissimulée. Au-delà du choc, la question qu’elle pose est la suivante : en quoi sommes-nous responsables de la mort de cet enfant ? L’émotion, alors, laisse la place à la raison. Les responsables immédiats sont ceux qui lui ont fait prendre le risque de traverser la mer en pleine nuit dans un Zodiac. Ces réfugiés viennent de Kobané, une ville kurde à la frontière turque. Et nous arrivons là aux responsabilités plus profondes. Cette ville a été occupée pendant des mois par l’État islamique avant d’être libérée par les Kurdes, mais elle reste menacée par Daech. Quand M. Erdogan accuse l’Europe de transformer la Méditerranée en cimetière, nous devrions lui répondre de commencer à balayer devant sa porte. Il est l’un des parrains officiels de Daech. Lui et son armée ont assisté passivement au martyre de Kobané.
L’émotion est mondiale…
Nous sommes en plein dans la politique compassionnelle. Il y a une charge morale effrayante dans cette photo. Et une petite voix l’accompagne pour nous dire que nous sommes tous responsables de la mort de cet enfant. Exposer son indignation comme le font les politiques sur les réseaux sociaux, c’est une manière de dire : moi aussi, j’ai du cœur, et un cœur lourd. En réalité, cela masque l’absence d’une vision politique claire sur les situations syriennes et irakiennes. Et puis gageons que ce mouvement de sympathie ne survivra pas au rythme trépidant des nouvelles : une nouvelle tragédie chassera celle-ci. Notre sensibilité épidermique s’enflammera pour d’autres causes La compassion, c’est ce qui reste quand on a renoncé à tout le reste.
C’est un drame humain…
Une tragédie de cette ampleur a toujours des origines politiques. Elle ne surgit pas ex nihilo. Cet enfant kurde de Kobané vient d’une région insurgée contre Daech. Allons-nous massivement livrer des armes aux forces kurdes, Pechmergas et YPG, comme ils le réclament ? Faute d’intervenir sur l’histoire, l’Europe se contente du rôle de l’infirmière. Elle se flagelle, s’accuse de tous les maux à défaut d’agir. On a reproché à la presse française de ne pas avoir publié immédiatement cette photo ; c’est tout à son honneur d’avoir pris un temps de réflexion.
Les références aux tragédies passées (invocation du mur de Berlin, réfugiés arméniens ou juifs) sont très souvent utilisées dans cette crise : est-ce pertinent ?
Chaque situation est nouvelle. Ces références sont faites pour nous faire honte de notre passivité. Ceux qui les utilisent nous disent : « Vous n’auriez rien fait en 1915, en 1940. » C’est une indignation rétrospective pour nous culpabiliser.
L’Europe est mise en accusation…
Les pays limitrophes, Liban, Turquie, Jordanie, reçoivent en effet beaucoup de réfugiés, et les camps sont saturés. Faute d’une solution politique a court terme à Damas comme à Bagdad, les réfugiés se tournent vers l’Europe, sachant qu’ils trouveront là-bas des relais, des amis et une certaine forme de mauvaise conscience. Ces migrants ne vont pas en Russie, territoire pourtant immense et sous-peuplé. Ils savent qu’ils n’y seraient pas accueillis avec des roses. Mais l’Europe en fait plus que tous les autres : ce sont les marines italiennes et grecques qui sauvent les réfugiés. Comment peut-on nous accuser de transformer la Méditerranée en cimetière, quand nos marins recueillent chaque jour des centaines et des milliers de migrants ?...
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