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Par Pierre-André Taguieff , Philosophe, politologue et historien des idées, publié dans le Huffington Post le 18 mai 2015
La nouvelle vulgate antijuive qui s'est installée durablement en France et dans d'autres pays européens peut se résumer par l'articulation de trois caractéristiques négatives attribuées aux "Juifs" ou aux "sionistes", ces dénominations conventionnelles étant choisies selon les circonstances:
1. Ils sont "dominateurs" en Occident ("Ils ont tout"; "Ils ont le pouvoir"; "Ils dirigent l'Amérique");
2. Ils sont "racistes", en particulier au Proche-Orient, où ils se comportent "comme des nazis" avec les Palestiniens, victimes d'un "génocide" en cours de réalisation;
3. Ils exercent une puissante influence occulte et complotent partout dans le monde: ils ont organisé les attentats du 11 septembre 2001, ils poussent à la guerre (la seconde guerre d'Irak serait le fruit d'un "complot américano-sioniste"), ils veulent déclencher une guerre préventive contre l'Iran, ils organisent des attentats terroristes sous fausse bannière pour "salir l'islam" (comme les attaques des 7, 8 et 9 janvier 2015), et, d'une façon générale, ils manipulent la politique internationale.
Cet ensemble de thèmes d'accusation et de stéréotypes négatifs s'inscrit dans une vision du monde structurée par la concurrence des victimes, qui permet d'identifier "le Juif" ou "le sioniste" comme le rival, l'imposteur et l'ennemi. Accusés de monopoliser abusivement le statut de victime, et, corrélativement, d'occulter l'existence d'autres groupes de victimes, les Juifs sont construits comme un peuple-bourreau, "nazifié" sans vergogne, sur lequel se fixe l'hostilité. Et le peuple juif est choisi parce qu'il a déjà fait l'objet d'hostilités et d'accusations délirantes dans l'histoire.
Ce qui est spécifique à la France d'aujourd'hui dérive du fait qu'y coexistent des populations respectivement juives et musulmanes les plus importantes en nombre d'Europe. Leurs affrontements symboliques mimant le conflit israélo-palestinien, qui, avant 2014, prenaient surtout la forme d'une guerre civile verbale, sont à la fois plus visibles et plus intenses qu'ailleurs.
Entretenue et intensifiée par divers appareils (officines de propagande, associations pseudo-culturelles dirigées par des islamistes, micro-partis politiques, réseaux sociaux, etc.), la haine qui vise les Juifs aujourd'hui est fortement idéologisée, mais elle est loin d'être toujours explicite. Elle apparaît le plus souvent dans l'espace public sous la forme de déclarations virulentes contre Israël et "le sionisme" ou "les sionistes", catégories d'usage polémiques dont les frontières sont indéfiniment extensibles. C'est pourquoi les slogans "Mort aux Juifs!" ou "Juif: casse-toi, la France n'est pas à toi!", accompagnés d'"Allahou akbar!" ou de "Jihad! Jihad! Jihad!", lancés lors des manifestations violentes des 26 janvier et 13 juillet 2014, sont à prendre très au sérieux: ils sont le signe d'un basculement dans une mobilisation antijuive revendiquée comme telle.
Aux violences antijuives "d'en bas", attribuables pour l'essentiel à des jeunes issus de l'immigration ou à des islamistes radicaux nés en France, s'ajoute la judéophobie culturelle "d'en haut", produite et reproduite par les représentants d'un milieu politico-intellectuel et médiatique "gauchiste" mécaniquement rallié à la cause palestinienne, qui, de leurs postes de pouvoir ou d'influence, et à travers d'innombrables sites et blogs sur le Web, contribuent à un endoctrinement judéophobe de masse. Ce nouveau gauchisme culturel occupe un espace beaucoup plus vaste que celui du gauchisme politique, lui-même en cours de redéfinition depuis le début des années 1990 - ce qui justifie qu'on puisse parler de néo-gauchisme. Il traverse les frontières entre gauche et extrême gauche, et, sur certains thèmes d'accusation (anti-israélisme ou "antisionisme", anti-américanisme, anticapitalisme), imprègne certains secteurs de l'opinion droitière. Ces thèmes d'accusation se rencontrent également dans le discours des droites dites radicales, qui, à cet égard, se distingue de moins en moins du discours néo-gauchiste. Cette nouvelle configuration antijuive, centrée sur l'"antisionisme", apparaît donc comme transversale. Elle confirme l'hypothèse plus générale de la convergence idéologique entre les deux formes contemporaines de l'extrémisme politique.
5. Les trois France
Simplifions le tableau. On peut distinguer aujourd'hui trois France qui sont à la fois étrangères les unes aux autres, séparées et mutuellement hostiles: la France urbaine des élites mondialisées, la France périphérique des classes populaires (comprenant une partie importante des classes dites moyennes) et la France des banlieues (des "quartiers populaires" ou des "cités") où se concentrent les populations issues de l'immigration. Le sentiment d'aliénation affecte particulièrement les citoyens qui habitent la France périphérique et se perçoivent avant tout comme des Français. Ils se sentent méprisés par les élites nomades vivant dans un monde post-national, abandonnés ou négligés par la classe politique tournée vers l'Europe et en situation de concurrence avec les immigrés venus du Maghreb ou d'Afrique sub-saharienne, perçus par certains comme une menace ("invasion", "colonisation", etc.). Ce sentiment d'aliénation constitue certainement l'une des plus fortes motivations du vote en faveur du FN. Mais il peut également favoriser des sentiments de méfiance et d'hostilité, colorés de jalousie sociale et de ressentiment, vis-à-vis des Juifs, perçus comme un "peuple d'élite" méprisant et dominant le peuple français. La haine du capitalisme et de la finance, entretenue par des démagogues de droite comme de gauche, se traduit souvent par la haine des Juifs, ces derniers paraissant donner un visage à la "finance anonyme et vagabonde".
Quant à la population des banlieues de culture musulmane dont la jeunesse est souvent touchée par l'échec scolaire, le chômage et la marginalisation sociale, ce qui la fait basculer parfois dans la délinquance (qui alimente elle-même les passions anti-immigrés), elle est particulièrement sensible à la propagande antisioniste et à l'endoctrinement islamiste, où la haine des Juifs joue un rôle majeur. C'est dans cette troisième France que se trouve le terreau des nouvelles passions antijuives, ainsi que l'armée de réserve du militantisme judéophobe. La "cause palestinienne" y a trouvé ses adeptes les plus inconditionnels, ses militants les plus fanatiques, qui se disent en guerre contre "le sionisme"… Lire l’intégralité.
Pierre-André Taguieff a publié le 15 mai 2015 un nouvel ouvrage: "Une France antijuive ? Regards sur la nouvelle configuration judéophobe. Antisionisme, propalestinisme, islamisme" (Paris, CNRS Editions, 323 p.).
Dans ce billet, il en expose quelques points forts. Accéder à la première partie en cliquant ici.