Tribune
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Publié le 14 Avril 2015

Le 11 avril 1945, à Buchenwald

Sonia Combe est aussi auteure de Une vie contre une autre. Echange de victime et modalité de survie dans le camp de Buchenwald, Fayard, 2014

Par Sonia Combe, publié dans Le Monde le 10 avril 2015 

Auschwitz, avons-nous appris récemment, n’aurait pas été libéré mais « découvert » par les Soviétiques. L’exposition « Filmer la guerre », que l’on peut voir en ce moment au Mémorial de la Shoah à Paris, parle de son côté d’ « ouverture » du camp par l’Armée rouge.
Comme on disait jadis en Union soviétique, où l’histoire se réécrivait au gré des nécessités idéologiques du moment, on ne connaît jamais le futur du passé. Dans le film, tourné en pleine perestroika, d’Igor Minaiev, Rez de chaussée, plongé dans un journal, un retraité bougonne : « Bientôt on va apprendre que l’URSS a perdu la guerre ». Qu’allons-nous dire le 11 avril prochain du camp de Buchenwald ? A-t-il été ouvert, découvert ou libéré par les Alliés occidentaux?
A Buchenwald, la 3e armée américaine conduite par le général Patton est arrivée au camp vers midi, provoquant la débandade des SS, puis fonça vers Weimar. Elle revint le soir même ou le lendemain, les témoignages varient sur ce sujet. Quoiqu’il en soit, les prisonniers politiques, majoritairement communistes, avaient entre temps sorti les armes cachées en vu d’une insurrection qui n’eut finalement jamais lieu et fait prisonniers quelques SS. Leur fait d’arme in extremis est à l’origine du récit de la libération du camp par eux-mêmes dont avait besoin la propagande soviétique pour éviter de dire que Buchenwald avait été libéré par les forces américaines. C’est la raison pour laquelle le film par ailleurs quasiment documentaire du réalisateur est-allemand Frank Beyer, Nu parmi les loups, adapté du roman éponyme de Bruno Apitz publié en 1958 qui relate le sauvetage bien réel d’un enfant juif, se termine sur une scène magnifique et probablement apocryphe de prisonniers se ruant vers les portes grandes ouvertes sans mentionner la proximité des troupes de Patton.
Certes, Buchenwald n’aurait pu être libéré par les seules armes des détenus, mais ce récit de l’auto-libération, jadis surexposé pour les raisons indiquées ci-dessus et aujourd’hui décrit pour d’autres raisons comme un mythe dans la réécriture de l’histoire de Buchenwald contenait un point de vérité. En un sens, d’ailleurs, Buchenwald n’a pas été davantage « libéré » par les troupes de Patton qu’Auschwitz l’a été par l’Armée rouge. Ou plutôt, il l’a été pareillement. Cela signifie-t-il qu’il aurait été « découvert » ? Ce serait oublier que les Alliés, et pas seulement les Soviétiques, connaissaient l’emplacement des camps. Simplement, il n’entrait pas dans leur objectif de les libérer. Ils l’ont fait dans la foulée.
Il y a, dans ces réécritures de l’histoire, quelque chose de gênant : c’est l’oubli de la mémoire des survivants. Ce qui reste des archives des camps ne peut contenir la façon dont ils ont ressenti l’événement. Dans son témoignage Françoise Chasseigne-Levinthal raconte son émotion lorsque, retournée à Ravensbrück à peine le Mur de Berlin était-il tombé, elle vit derrière les grilles des jeunes soldats encore soviétiques. Le camp était fermé, il n’était plus visité. Il était devenu une garnison des forces d’occupation soviétiques en RDA. Elle exigea son ouverture et se fit si bien entendre qu’on appela un supérieur. Lequel comprit : il fit ouvrir les grilles et organisa une haie d’honneur. Françoise Levinthal dit avoir serré les mains de tous ces jeunes soldats, bouleversée tant ils lui rappelaient sa … libération.
Nécessaire bien souvent, la réécriture de l’histoire requiert cependant prudence et distance vis-à-vis de cet air du temps qui, n’est, comme l’a si bien dit Walter Benjamin, jamais « homogène et vide ». 
 

Sonia Combe est aussi auteure de Une vie contre une autre. Echange de victime et modalité de survie dans le camp de Buchenwald, Fayard, 2014