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Nurith Aviv éclaire ces témoignages par une réflexion de Hannah Arendt :
« On pense souvent que le choc vécu par les Juifs allemands en 1933 s’explique par la prise de pouvoir d’Hitler. C’était évidemment très grave, mais c’était politique, ce n’était pas personne(l). Les nazis étaient nos ennemis, nous le savions, nous n’avions pas besoin de l’arrivée d’Hitler pour nous en apercevoir. Depuis quatre ans, c’était l’évidence même, pour qui n’était pas totalement idiot. Qu’une grande partie du peuple allemand soutenait Hitler, nous le savions aussi.
Notre problème n’était pas l’attitude de nos ennemis, mais de nos amis. En cette période de mise au pas à laquelle les gens adhéraient volontairement, avant même l’usage de la terreur, il y eut un abandon soudain, un vide autour de nous. Je vivais dans un milieu intellectuel, mais je côtoyais aussi d’autres milieux. J’ai constaté que parmi les intellectuels, cet abandon était la règle et pas chez les autres. Je n’ai jamais oublié cela(2).
La présence des Juifs en Allemagne, et dans les pays d’Europe centrale et orientale, est maintenant réduite à l’état de traces. Aujourd’hui semble naître un nouveau rapport avec la culture juive européenne, fait d’estime et de nostalgie. Mais en France, par un concours de diverses circonstances liées à son histoire et à son esprit, la présence juive, bien que très diminuée, atteint un niveau qui lui permet d’exister comme une réalité dans l’espace publique. Réfléchir à la France, à sa place singulière en Europe et dans le monde, à ses difficultés comme à ses espérances, sans tenir compte de ce fait constituerait une erreur politique, économique et culturelle. Ce qu’est le CRIF apparaît aussitôt à mes yeux, ou en tout cas une partie essentielle de sa mission.
La mission du CRIF est de valoriser et de protéger cette présence pour le bien des Juifs français et pour le bien commun de la nation. Le CRIF a un rôle de représentation, de cohésion et d’intervention au service des Juifs français, afin qu’ils exercent leur responsabilité de citoyens. Il ne suffit pas au bien commun de la France et des Juifs de France qu’existent des institutions républicaines chargées de veiller sur les Droits de l’homme, ou des instances spirituelles qui favorisent le dialogue et la liberté religieuse. Il faut, pour répondre à une phrase célèbre, que ne soit pas dénié aux Juifs comme membres d’un peuple ce qui leur est accordé comme individus.
Ce n’est pas forcément facile à mettre en œuvre et à comprendre, ni au plan institutionnel et relationnel, ni au plan éthique et spirituel. Cela peut paraître un casse-tête digne de faire se dresser sur la tête les cheveux de responsables du bien public, ou de les faire couper en quatre par des technocrates trop jacobins. Ce travail est utile et bienfaisant pour tous, et au plan pratique et au plan de la science politique. Il demande à ceux qui en sont chargés de développer des contacts personnels, des régulations juridiques, des instances de contrôle démocratique, mais aussi des qualités humaines : la candeur de la colombe, c’est-à-dire une intention droite, la ruse du serpent, c’est-à-dire l’intelligence des situations, la force de la lionne, c’est-à-dire le courage de l’amour qui agit.
C’est en participant à la dernière convention nationale du CRIF, plus encore qu’à son célèbre dîner annuel, que j’ai compris l’importance symbolique d’une telle instance. Dans des rencontres de ce genre se présente à nos yeux, ressuscitée au cœur de la vie nationale française, la vie associative et intellectuelle juive, telle qu’elle a pu exister un bref moment, du moins je l’imagine, au sein des nations européennes éclairées, après l’Émancipation, et avant la Shoah. Ce qui se vit ici est même sans doute nouveau et, sans être naïf ni dupe des enjeux humains trop humains et des compétitions subalternes, me semble important au plan politique comme au plan religieux.
La citoyenneté n’exclut pas la diversité d’appartenance nationale.
Cela est vrai pour la France et peut donner à penser, avec liberté, aux voies de l’intégration dans le modèle national des populations récemment immigrées, et souvent en manque de reconnaissance. Cela éclaire aussi l’avenir de l’Europe des nations, qui sera sûrement marqué par une convergence plus forte, qui ne doit pas affaiblir l’identité et la mémoire des peuples européens, mais les garantir comme des trésors spécifiques et communs. Que l’Europe ne soit elle-même qu’en reconnaissant la place et la contribution des Juifs en son sein peut aussi affermir la conviction des peuples que l’Europe unie est aujourd’hui une valeur spirituelle importante pour eux et pour l’humanité globalisée.
La conviction religieuse n’exclut pas, mais demande la reconnaissance de la valeur de la religion de l’autre, et plus encore de sa personne. Le CRIF n’oublie pas les enjeux religieux de la vie aux yeux de beaucoup de Juifs, ni la situation très difficile de nombreux croyants dans le monde et dans notre pays du fait de l’intolérance et du fondamentalisme. « Ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse, ne le fais pas à autrui » est la règle d’or de l’humanité. Quand la mémoire d’un personnage frontière, comme le cardinal Aaron Jean-Marie Lustiger, est honorée en Israël, à l’initiative du CRIF et de son Président d’honneur Richard Prasquier, par un monument placé, en terre française, dans l’enclos du monastère bénédictin d’Abu Gosh, village arabe situé dans la plaine occidentale de Jérusalem, on peut se dire que les miracles des hommes ne sont pas moins à célébrer que ceux de D.ieu. Bien futé celui qui pourrait les distinguer.
Notes :
1. http://nurithaviv.free.fr/.
2. Entretien filmé avec Günter Gaus, 1964. J’ai légèrement corrigé la traduction de l’allemand donnée dans les sous-titres.