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Jean Leselbaum : On a beaucoup écrit, et on continue, sur le judaïsme et les juifs de France. Mais faire le point sur une question passe par des recherches dans des livres, des revues, des magazines…, rassembler et dépasser ces informations dans un dictionnaire s’imposait. Et cela s’imposait d’autant plus que l’image dominante du judaïsme français se réduit souvent et pour l’essentiel à l’observance religieuse, l’histoire de la persécution lors de l’Occupation, la mémoire de la Shoah, le fait israélien, et l’antisémitisme. Cette image tronquée et déséquilibrante, il fallait la compléter en ajoutant bien d’autres aspects relevant de la sociologie, du mouvement des idées, de la littérature, des nouveaux questionnements, des réinterprétations audacieuses, sans oublier les nouveaux courants de la pensée et de la pratique juive. Tel fut notre fil directeur, dès la conception de l’ouvrage : ouvrir largement le champ des investigations à la condition expresse que chaque article indiquât explicitement la relation entre le sujet traité et le judaïsme ainsi que sa réception par les juifs de France. Fait social englobant toutes les activités et les représentations, le judaïsme ne saurait être cantonné à une simple conviction religieuse, encore moins à un rituel, comme ce peut être le cas depuis la déprise religieuse, ce que Marcel Gauchet appelle « le désenchantement du monde ». Baignant dans des sociétés, des milieux, des clans, par nature différents, les juifs ne cessent d’en recevoir des influences, de construire des accommodements divers et changeants avec leurs environnements, chacun à sa manière et tous en recherche d’une unité minimale, faute de laquelle le groupe courrait à sa dissolution et à son assimilation
Comment avez-vous choisi vos auteurs et les thèmes ? Les articles proposés ont-ils été soumis à un comité scientifique ? Ce dictionnaire court-il après l’exhaustivité ? Si ce n’est pas le cas, pourquoi ?
J. L. : J’ai d’abord dégagé les grands thèmes de mes notes et souvenirs accumulés au cours des dernières années, en les précisant par la lecture cursive des tables des matières de quelques grands journaux, magazines et revues, plus ou moins savantes ; puis j’ai organisé la suite des articles qui en relevaient ; enfin, et seulement alors, j’ai identifié les deux ou trois spécialistes qui pourraient les traiter avant de retenir celui qui s’imposait, compte tenu de la ligne éditoriale et des délais, tout en mettant à profit parfois les compétences des autres pour d’autres articles. J’ai fait aussi en sorte que soient présentés les générations, les nationalités et les points voire les opinions. J’ai réitéré deux fois le processus de recherche pour tenir compte de nouveaux articles qui m’apparaissaient indispensables et des remarques de certains membres du comité, plus intéressés par tel ou tel sujet. La table des matières et la liste des auteurs, finales, ont été arrêtées, en réunion plénière, non sans accommodements ; et les articles qui pouvaient faire difficulté ont fait l’objet d’une lecture de deux membres au moins du comité. Dès la conception, j’avais renoncé à toute exhaustivité en raison de l’ampleur du domaine couvert, du risque de ne pas savoir se limiter à l’essentiel, et pour éviter des articles de dictionnaire laconiques, désincarnés, décontextualisés.
Laissiez-vous exprimer toutes les sensibilités possibles et teniez-vous compte de cette diversité du judaïsme français en encourageant la rédaction de thèmes innovants ou particuliers ? Ces diversités de sensibilités exprimées dans ce livre reflètent la pluralité à l’œuvre dans le judaïsme français ?
Antoine Spire : Nous avons recherché le panel le plus large possible de sensibilités juives. Il y a dans ce livre des articles écrits par des juifs très religieux et d’autres, écrits par des juifs qui se disent laïcs L’expression « Laïc »ne nous parait pas opportune parce que nous pensons que la religion a été au cours des siècles la colonne vertébrale de la transmission juive.et qu’il y a un contresens dans les termes à se dire juif laïque. Nous préférons dire qu’il y a des juifs qui se disent athées ou agnostiques. Mais la diversité juive française est aussi politique. La rubrique « universalisme » est signée par Michael Löwy dont l’engagement aux côtés des « indignés » est notoire. C’est un juif marxiste dont le travail théorique impressionne. À l’inverse le texte « Annie Kriegel » est le fait de Gilles William Goldnadel dont les prises de position défraient la chronique ; le travail qu’il propose sur cette judéité assumée retiendra l’attention de tous. Mais nous avons aussi recherché les thèmes innovants en nous adressant à des chercheurs trentenaires dont le sérieux, le talent nous frappent. Delphine Auffret, qui a écrit sur Pierre Goldman et Élie Wiesel ou Annette Wieviorka, est de ceux-là. Constance Paris de Bollardière, Coralie Camilli, Johanna Lehr, Floriane Schneider et Jean Claude Poizat sont de jeunes chercheurs, juifs ou non, qui se consacrent entièrement à des questions juives dont l’actualité thématique nous a saisis. Sans eux, nous n’aurions peut-être pas un article « repentance » ou un article « bund » aussi au fait des traces laissées par ce mouvement dans la société française
Quatre grands domaines sont couverts par le dictionnaire : le significatif, le cadrage temporel, les grandes figures, écrivains et intellectuels. De quoi s’agit-il ?
J.L. : Faute de pouvoir tout embrasser, mieux vaut retenir ce qui a été ou demeure constitutif du judaïsme français, en somme ce qui fait sens et évite de tomber dans un savoir compartimenté à la manière d’une mosaïque. L’événement, le factuel, l’anecdotique, si importants fussent-ils lors de leur survenue, ne sont traités que s’ils ont de réelles implications sur le judaïsme français. Quant au cadrage temporel, la date de 1944 est emblématique de la fin de la césure dramatique et tragique de la guerre ; avant même la fin des combats en France et l’armistice avec l’Allemagne nazie de mai 1945, c’est au lendemain de Libération de Paris que le judaïsme français retrouve sa place et bientôt sa réinsertion dans la nation. Pour éviter d’annexer au judaïsme, de longues listes de personnalités, certes connues pour leur contribution à la France, mais dont la plupart répugnent à faire état dans un État républicain et laïque, de leur identité juive qui leur semble relever du domaine privé, nous n’avons retenu que les personnes ayant attesté de leur participation au judaïsme. Seuls les disparus, à part quelques cas comme les Atlan, Badinter, Klarsfeld, Lanzmann, Veil…, ouvrent sur une biographie intellectuelle, Nos contemporains sont saisis par leurs œuvres. La plupart sont des écrivains et des intellectuels auxquels il a été fait une large place, à la mesure de leur apport incomparable au judaïsme français.
Au final, qu’est-ce qui ressort de ce dictionnaire et que comprenons-nous et qu’apprenons-nous sur le judaïsme français depuis 70 ans ?
A.S. : Si les institutions juives ont joué depuis 1944 un rôle important, elles sont loin d’épuiser la richesse et la diversité du judaïsme français. Les productions culturelles juives françaises sont impressionnantes tant par leur diversité que par leurs qualités. Nous avons été submergés par des dizaines de livres importants parmi lesquels nous avons dû faire des choix trop arbitraires. Nous voulions rendre compte de tous les évènements culturels qui ont marqué les juifs de France depuis 70 ans. Le résultat n’est qu’approximatif ; nous en avons oublié certains, mais les rééditions de ce dictionnaire seront forcément meilleures. Quand nous avons commencé ce travail, nous n’imaginions pas que nous rassemblerions 200 auteurs. Et pourtant ! Cela démontre le potentiel intellectuel du judaïsme français. Alors que les médias font appel aux toujours quatre ou cinq mêmes intellectuels juifs, nous prouvons par l’expérience que la diversité et le pluralisme sont là bien vivants et c’est une bonne nouvelle.