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Publié le 12 Octobre 2004

André Kaspi, Professeur d’histoire des Etats-Unis à la Sorbonne : « En France, l’américanisation des moeurs progresse à grands pas. Avec la même rapidité, c’est l’antiaméricanisme qui envahit nos discours et nos pensées. Nous sommes obsédés et fascinés p


Question : Quelle est votre impression globale après le premier débat télévisé qui a opposé Georges Bush et John Kerry ? Et que pensez-vous de la position des candidats sur l’Irak (1) ?

Réponse : Au cours du premier débat télévisé, George Bush et John Kerry m'ont surpris. Je pensais que Bush s'en sortirait mieux et je n'imaginais pas que
Kerry serait aussi calme, aussi « présidentiel ». Mais, à la réflexion, les
arguments de Kerry, son plan pour sortir de la crise irakienne, ne m'ont
pas convaincu. Comment croire que les alliés, à commencer par la France et
l'Allemagne, accepteront de partager le fardeau de l'Irak, surtout s'il est
dit et répété que cette guerre n'a pas de justifications? Et sur la guerre
préventive, Kerry tient à peu près le même discours que Bush, sauf qu'il
chercherait, lui, avant de déclencher les opérations, "un "global test",
c'est à dire une approbation internationale. De quoi rêver.

Question ? Le débat était en grande partie consacré à l’Irak. Certaines questions n’ont pas été abordées, notamment l’Europe et le Proche-Orient. Pensez vous qu’il existe une différence d’appréciation entre les deux hommes sur ces questions ?

Réponse : Le débat a porté sur l'Irak, très peu sur la Corée du Nord et la Russie. Rien sur l'Europe. Rien sur le Proche-Orient. C'est à la fois surprenant
et désolant. Si l'on comprend que l'Irak préoccupe tout particulièrement
les Américains, on ne peut que regretter que d'autres régions du monde
soient oubliées. Peut-être est-ce la faute du journaliste qui était chargé
de poser les questions.

Question : D’une manière générale, qu’est ce qui distingue les deux hommes ?

Réponse : Ce qui les distingue, c'est leur carrière politique. Bush fut gouverneur du Texas avant d'accéder à la présidence. Kerry n'a jamais exercé de
fonctions exécutives. Ce qui les distingue encore, c'est que Bush est
président des Etats-Unis depuis quatre ans. Il est jugé sur son bilan
autant et même plus que sur ses projets. Kerry peut critiquer et promettre
la lune. Dans le même temps, on sent bien que chacun des deux hommes
incarne une certaine idée de l'Amérique. L'Amérique de Bush n'est pas celle
de Kerry. La première est plus nationaliste, plus tournée vers les valeurs
traditionnelles, y compris les valeurs religieuses, plus individualistes. La
seconde est ouverte sur le monde, sur les réformes sociales, sur une forme
de laïcité. Reste à savoir si, dans les circonstances actuelles, dans cette
guerre sans merci contre le terrorisme, il est possible de faire confiance
à l'homme du 10 septembre ou s'il convient de soutenir l'homme du 12 septembre.

Question : Ces 3 dernières années, les Français semblent avoir adoré les récits qui n’en finissent pas de tirer la sonnette d’alarme à propos des fondamentalistes ou des néo conservateurs américains. Comment expliquez vous que l’on se focalise autant sur ces questions ? On dit souvent qu’en France lorsque l’on parle des Etats-Unis, on alterne entre fascination et répulsion Français. Parleriez vous d’antiaméricanisme à la Française ?

Réponse : L'antiaméricanisme a pris une ampleur formidable depuis dix
ans, et plus encore depuis que George W. Bush exerce la présidence. Cela
tient aux maladresses de Washington, voire à une certaine arrogance de la
part de la superpuissance. La véritable raison, me semble-t-il, c'est que pour beaucoup, les Etats-Unis ne protègent plus contre la menace soviétique et que la
mondialisation de l'économie, des pratiques sociales, des comportements
culturels entraîne un affaiblissement de l'identité nationale. Il faut
alors définir le punching ball, contre lequel on combattra pour mieux
exister. En France, l'américanisation des moeurs progresse à grands pas.
Avec la même rapidité, c'est l'antiaméricanisme qui envahit nos discours et
nos pensées. Nous sommes obsédés et fascinés par les Etats-Unis. Il va de
soi que les Américains ne sont ni obsédés ni fascinés par la France.
Il est temps, pourtant, que nous prenions conscience d'une réalité toute
simple. C'est que les Etats-Unis et la France partagent pour l'essentiel
les mêmes valeurs, qu'ils sont membres à part entière d'une civilisation
occidentale menacée, attaquée, vilipendée.

Propos recueillis par Marc Knobel

(1) cet entretien a été réalisé au lendemain du premier débat opposant les deux candidats, George Bush et John Kerry.